Moscou-sur-Vodka
de Vénédict Erofeiev

critiqué par Stavroguine, le 23 juin 2008
(Paris - 40 ans)


La note:  étoiles
Divagations d'un soûlard magnifique
Quand on retrouve Erofeiev, il erre dans les rues de Moscou. Quelques heures plus tôt, il était dans une cage d'escalier inconnue, serrant contre lui une mallette dans son sommeil. Maintenant, le voilà qui cherche le Kremlin, Kremlin qu'il n'a jamais vu, si ce n'est de loin, parfois. A chaque fois, il finit à la gare de Koursk. Il y finira encore, comme d'habitude. Au bout de deux jours. Et comme d'habitude, il n'y aboutira pas avant d'avoir épluché tous les troquets qui avaient le bonheur de se trouver sur son chemin, faisant ainsi le plein et quelques réserves de bibine à un rouble trente-sept pour le long trajet (deux heures et des brouettes !) qui le sépare de son Eldorado: Petouchki.
Ce trajet Moscou-Petouchki sera le cadre et l'objet du roman. Que va faire l'auteur et narrateur dans ce train de banlieue? Tout simplement rejoindre sa dulcinée, une traînée angélique à le beauté envoûtante dont on saura finalement bien peu de choses. Car ce qui compte ici, c'est bien l'immense pochetronade à laquelle Erofeiev va s'adonner. Alcool aidant, le voilà qui partira dans de savoureuses diatribes égratignant tout sur son passage: religion, idéologie soviétique, "pays du Fric-Roi". Il nous entraîne avec lui dans ses délires d'ivrognes faits d'hilarantes anecdotes, comme son expérience de chef de service placé sous la maxime - ô combien magnifique - de "Liberté ! Egalité ! Fraternité ! Oisiveté !". Il théorisera sur le hoquet, faisant appel à la philosophie de Kant et à la science de Marx et Engels pour finalement conclure que "si la loi est au-dessus de nous tous, le hoquet est au-dessus de la loi". Puis le voilà, qui s'improvise barman et qui, enfin, tombe dans le lourd sommeil post-cuitard bien connu de tout lecteur qui s'adonne avec délectation à l'ivrognerie et au cours duquel il mènera une fabuleuse révolution, digne de Kafka et des Monty Python, avant d'être confronté à un Sphynx "sans pieds, sans queue ni tête" lui soumettant des énigmes n'en ayant pas plus mais aux conséquences pourtant tragiques...

Ce livre est, comme l'annonce la quatrième de couverture, le "soliloque d'un pochard lyrique". Mais un ivrogne cultivé et érudit, à l'humour dévastateur, porté aussi bien par un irrespect chronique que par un sens de la formule et du bon mot. Erofeiev nous apparaît comme un des ces alcooliques magnifiques comme la littérature seule a su en créer. Néanmoins, il n'est nullement une énième variation autour de Bukowski et Miller. Non, il se place bel et bien sur un autre terrain, se servant, alcool aidant, de la dérision pour faire rire de tous les travers - et même surtout des droitures - de nos sociétés, qu'elles soient capitalistes ou communistes. Et le but est atteint, on rit à gorge déployée. Toutefois, on rit jaune, car derrière l'humour alcoolisé se trouve une oeuvre intelligente au service d'un esprit critique.
Il est à noter que ce livre d'Erofeiev - le seul qu'on lui connaisse, du moins sous sa forme finie, d'autres ouvrages de l'auteur existant qui compilent des morceaux d'autres de ses écrits - ce livre, donc, fut interdit en URSS jusqu'en 1990 et ne circula que sous forme de samizdat, ces ouvrages non publiés officiellement et recopiés et diffusés sous le manteau dans l'ex bloc soviétique. On pourrait dire que ceci constitue en soi une raison suffisante pour lire "Moscou-sur-Vodka", mais ça serait presque nier à cette oeuvre toutes les qualités dont elle est bourrée jusqu'au débordement et qui justifient elles-mêmes que tous se procurent cet ouvrage.
À la recherche d'un paradis perdu 8 étoiles

J’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce récit mais, au début, j’ai cru que c’était une farce.
Il faut dire que ce livre m’avait été offert par notre ami Débézed à la foire du Livre de Bruxelles et que le titre et l’image de couverture sont d’un goût douteux, et laissent prévoir le pire...

L’auteur commence par raconter qu’il est perdu dans Moscou et qu’il est saoul comme toute la Pologne. Et puis il s’embarque dans un train qui doit le mener, apparemment, vers un paradis perdu. Alors on se demande où est l’intérêt mais, très vite, on s’aperçoit que ce récit est une dénonciation du régime soviétique, écrite par un intellectuel, dissident mais résigné. C’est une dénonciation désespérée et bouffonne, à l’image de la dictature où l’absurdité du régime s’est érigée en système d’État.

L’écriture est amusante et on retrouve, avec beaucoup de bonheur, cet humour typiquement slave, qui arrive à exprimer le désespoir avec les couleurs de la dérision.

Il ne faut surtout pas manquer la postface, écrite par Michel Heller et intitulée :
« voyage vers le bonheur dont parlent les journaux ». Cette postface nous dit qui est l’auteur, dans quelles circonstances il a écrit son livre et on s’aperçoit, comment son humour est l’arme ultime des désespérés.

Finalement, ce livre aux allures bouffonnes, devient petit à petit énigmatique, puis tragique et bouleversant, tant il exprime l’absurdité d’une vie privée de sens, parce que privée de liberté.

Saint Jean-Baptiste - Ottignies - 88 ans - 18 mai 2012


Désespoir éthylique 7 étoiles

Au plus fort de la Guerre Froide, un ivrogne, une sorte de Bukowski russe, fin lettré, prend le train à la gare de Koursk, à Moscou, pour se rendre à Petouchki, à une bonne centaine de kilomètres de là. Accablé d’alcool il soliloque, rêve, fantasme, fait des cauchemars qui deviennent de plus en plus confus au fur et à mesure qu’il approche de sa destination. C’est cette espèce de monologue d’ivrogne abruti par tout ce qu’il a bu qu’Erofeiev, alcoolique lui-même, raconte. Un récit scandé par le nom des gares traversées.

Dans ce train qui ressemble un peu au « Train zéro » de Iouri Bouida, un train qui fonce dans la nuit sans trop bien savoir où il va mais qui y va tout de même à grande vitesse, on pourrait voir une image symbolique de l’absurdité soviétique qui impose à son peuple un long voyage pour finalement aller nulle part. Au cours de ce périple, les passagers, surtout le héros, boivent et parlent, dénoncent, chacun son tour, l’organisation du travail (« Liberté ! Egalité ! Fraternité ! Oisiveté ! O, délices de n’avoir de comptes à ne rendre à personne ! ») et de la société en URSS, l’improductivité programmée, l’alcoolisation généralisée planifiée par le pouvoir pour maintenir la société en état d’hébétude, avec pour seul souci de se procurer la prochaine boisson à ingurgiter. Et l’alcool semble bien être la seule denrée facile à acquérir.

Cependant, au-delà de la satire habituelle que véhiculent tous les samizdats (ce texte fut d’abord diffusé sous cette forme), on peut aussi voir dans ce récit la grande tristesse de l’alcoolique face à la solitude, un attachement spirituel à la Sainte Russie, une nostalgie des temps anciens, de la Russie de Tourgueniev. « Ils ont fait de ma terre le plus dégueulasse des enfers, où l’on doit cacher ses larmes et afficher son rire ! »

Sous le délire de cet ivrogne invétéré, on pourrait aussi imaginer un lecteur féru de Tourgueniev, Tchékhov, Goethe, Schiller, Maïakovski et d’autres encore que l’auteur cite abondamment, qui se serait couvert du masque du pochtron pour dresser le portrait de l’URSS que les Kehayan on décrit à leur façon dans la « Rue du prolétaire rouge ». Un portrait vu par le petit bout de la bouteille mais tellement plausible, tellement possible, qu’il pourrait s’imposer comme un témoignage incontournable du désespoir de tout un peuple, « … notre tristesse à nous, ils ne la comprennent pas ».

Débézed - Besançon - 77 ans - 19 février 2012


Glauque érudition : plus un cauchemar qu'un rêve 3 étoiles

Ce livre ne m'a pas franchement transporté, et m'a donné envie de le fermer au plus vite. S'il y a des digressions savantes, dont certaines ne sont pas sans intérêt, j'avoue que les bas fonds et les divagations de soûlerie ne me séduisent gère. C'est peut-être à relire, histoire de le redécouvrir de manière plus apaisée...

Veneziano - Paris - 47 ans - 29 octobre 2011