Les mères aussi peuvent être des héroïnes hors du commun. Ainsi, la Mère que nous présente Driss Chraïbi, "si menue, si fragile", aux yeux de son fils cadet. C'est une femme qu’on a laissée dans l’ignorance de tout : "Personne ne lui avait rien appris depuis qu'elle était venue au monde. Orpheline à six mois. Recueillie par des parents bourgeois à qui elle avait servi de bonne. À l'âge de treize ans, un autre bourgeois cousu d'or [le père du narrateur] l'avait épousée sans l'avoir jamais vue". Depuis le mariage, elle vit recluse, ne sortant jamais de la maison, comme une femme marocaine de ce temps-là. Mais c’est compter sans ses deux films qui, profitant de l’absence fréquente du père, vont, devenus adolescents, la faire sortir de sa maison et de sa chrysalide d’ignorance (elle croit qu’il y a un magicien caché dans la radio). Elle découvre les rues et la ville, ils lui apprennent à lire, l’emmènent au cinéma (un des chapitres les plus drôles du livre) ; elle se révèle avide d’apprendre, de comprendre sa vie. Et voilà que de sujette, elle se met comme les Marocains de l’époque à revendiquer son indépendance, à l’instar du pays. Elle va en fin du livre quitter le pays pour rejoindre son fils qui étudie en France.
Formidable portrait d’une mère innocente, à l’âme pure (on pense à "L’idiot" de Dostoïevski), respectueuse des traditions, de la religion musulmane et des légendes qu’elle a entendues et qu’elle restitue si bien. Son horizon soudain s’élargit et c’est un enchantement : d’abord avec l’arrivée de l’électricité et de la radio,des fers à repasser électriques ou de la cuisinière moderne, la découverte du cinéma (à l’entracte entre les deux films, elle réinvente l’histoire vécue et la raconte aux autres spectateurs, ébahis de son innocence et de son inventivité). Car, à aucun moment, elle ne perd tout à fait cette innocence propre aux grandes âmes. Mais, en s’instruisant, elle développe une intelligence acérée, teintée de bienveillance et de désir de justice. Un livre bouleversant sur une héroïne du quotidien, narré avec un humour dévastateur terriblement efficace.
Un pur joyau !
Cyclo - Bordeaux - 79 ans - 19 décembre 2018 |