Renouant avec l’art du conteur, Naguib Mahfouz (prix Nobel) ressuscite, à travers les yeux du jeune garçon qu’il fut autrefois, les personnages marquants d’une ruelle du Caire, coincée entre une place et un cimetière, et les évènements qui ont émaillé le quotidien de ses habitants. Les récifs, indépendant les uns des autres, sont brefs (ne faisant jamais plus de 3 ou 4 pages) et pourraient prêter à morale mais l’auteur ne se montre jamais sentencieux. Au contraire, il se montre avant tout soucieux d’esquisser des portraits et de redonner vie aux souvenirs enfouis dans la mémoire collective de la ruelle. Ce choix de construction peut entraîner un peu de frustration car il s'agit de portraits simplement juxtaposés, sans intégration dans un schéma narratif global, qui se concentrent sur la quintessence d'une anecdote ou d'un drame...
Les récits s’échelonnent sur plusieurs décennies mais sont très peu datés. Les éléments contextuels en toile de fond restent flous, malgré quelques repères historiques clairsemés dans le récit (notamment les manifestations pour l’indépendance et la répression des Britanniques, l’installation du 1er lampadaire électrique, la disparition des « futuwwa », autrement dit des chefs de quartier qui maintenaient l’ordre par la force, vivaient de la dîme qu’ils prélevaient sans laisser à quiconque le droit de s’y soustraire, et s’arrogeaient droit de vie et de mort sur tous). De prime abord, la ruelle est misérable et sordide : elle est le théâtre de nombreux crimes crapuleux ou de grandes bagarres de rue, mais la violence y semble acceptée comme une composante intrinsèque de la vie, qui suscite des explosions passagères et des alternances de tempête et de calme… Néanmoins, l’atmosphère est également conviviale : les gens se rencontrent, se rendent mutuellement visite et s’entraident fréquemment. Seul est réellement à plaindre l’individu mis au banc de la collectivité ou qui s’en isole volontairement, par son attitude ou ses propos (exception faite des idiots et des malades psychiques qui sont choyés et protégés car, si j'ai bien compris, tout ce qui ne vient pas de la raison humaine vient directement des démons ou de Dieu). En fait, l’amour, la religion et la réussite sociale sont les thèmes récurrents du recueil où la plupart des histoires illustrent les aspirations et les frustrations des habitants de la ruelle. Outre quelques souvenirs personnels parfois intimes (sa circoncision, sa première relation sexuelle en cachette avec la peur d’être surpris, etc.), l’auteur dévoile les contradictions que suscitent ces passions parfois antagonistes et les sacrifices consentis, de manière parfois émouvante ou tragique, par des hommes ou des femmes qui, par amour ou par ambition, bravent les conventions sociales, pour la plupart imposées par la pratique religieuse. Le mariage arrangé est celle qui cristallise les tensions, que de nombreuses personnes (et pas seulement des jeunes gens) tentent de contourner en résistant à leur entourage. Parfois, certains détails peuvent faire sourire, comme ce jeune homme qui déshonore sa famille en demandant à voir la photo de sa fiancée.
Au milieu du tumulte du quartier, le monastère soufi apparaît comme un havre de paix qui fascine tous les habitants. En effet, les moines qui y résident, ont la réputation de saints hommes et ne se mêlent jamais à la vie de la ruelle qui les a engloutis avec les progrès de l’urbanisation… Le narrateur a pourtant eu la certitude, après s’être réveillé à la nuit sur l’esplanade devant le monastère où il s’était endormi, d’avoir rencontré le Grand Cheick et d’avoir parlé avec lui… Ce souvenir d’enfance l’a longtemps hanté.
Eric Eliès - - 50 ans - 4 juillet 2015 |