Projections privées
de Gilles Rozier

critiqué par Sahkti, le 28 avril 2008
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
Le poids de la survie
Bernadette et Philippe Levy Saltiel s'installent à Orléans. La première est pharmacienne, le second râleur professionnel. Buveur, violent, glandeur invétéré, il a obligé sa femme à vendre l'officine dont elle est propriétaire à Paris pour venir s'installer en province avec lui et Victor, le fils qu'elle a eu d'un premier mariage. Le nom de la pharmacie est changé, l'ancien personnel est licencié et Philippe ne brille pas par sa politesse à l'égard des habitants du coin. Ce qui devait arriver arrive: pas un chat ne fréquente la pharmacie. Puis arrive un graffiti, un autre, des lettres de menaces et ça y est, l'esprit de Philippe s'emballe et hurle au complot antisémite.
De son côté, Victor subit les colères de son beau-père et se réfugie dans ses cours de latin-grec. Une perte de temps aux yeux de beaucoup que l'étude de ces langues mortes, mais lui aime ça. Son professeur, Martin, est un homme sympathique à l'esprit ouvert. Sauf lorsqu'il se retrouve coincé dans les tourments familiaux et les silences de la mémoire, ceux de sa mère, fille de déporté, et du reste de la famille. Il reste bien la tante Madeleine, mais celle-ci meurt en emportant avec elle tous les secrets des douloureuses disparitions familiales pendant la guerre.
S'engage un chassé-croisé entre destins brisés et traumatismes.

Un beau roman de Gilles Rozier, teinté de gravité, d'humour, d'ironie et d'une puissante force d'évocation d'un passé à jamais gravé dans les mémoires. Pas question ici de refaire l'Histoire ou de traquer les coupables; il s'agit plutôt d'évoquer le poids du souvenir, des non-dits et le handicap qu'ils peuvent parfois constituer dans le développement personnel de tout qui a été touché de près par la tragédie de la déportation.
C'est un texte sensible et humain, doublé d'une tragédie contemporaine, celle de l'intégration. On a beau chercher sa place, on n'est de nulle part en fait et tous les efforts déployés n'y changeront rien. Cela s'applique dans le cas présent à tous ces rescapés qui se demandent encore, des années après, pourquoi ils sont là, eux et pas les autres, mais cela pourrait être valable pour n'importe qui, déraciné et déposé quelque part.

Il y a également un beau plaidoyer pour la défense des langues mortes et des "études de l'inutile". Latin et grec dans le cas présent mais les exemples pourraient varier. Un apprentissage condamné par certains parce que non tourné vers l'avenir, alors que c'est justement en connaissant le passé qu'on peut construire l'avenir, mais ce n'est pas toujours simple à faire comprendre.
Lecture plaisante!