Le cas Gentile
de François Taillandier

critiqué par Domenico, le 1 mars 2008
(Québec - 46 ans)


La note:  étoiles
Les apparences trompeuses
Toute une partie de la tradition romanesque repose sur le mépris de la forme. Dit-on. Pantagruel, Don Quichotte, L’Éducation sentimentale, L’Homme sans qualités sont toutes des œuvres qui n’ont en commun que cela : une certaine indifférence envers la forme. Tout échappe à la narration, rien ne communique. Il y a une constante dénégation du texte, une distance qui porte le lecteur à croire, à se rendre compte que l’histoire qui devait être racontée n’a pas été racontée. Mais depuis Gadda, Gombrowicz et Bernhard, une certaine littérature s’effectue précisément contre toute forme, en faisant éclater les nœuds et les points de jonction d’un art alors en pleine mutation, soit le roman.

L’un des grands témoins, aujourd’hui, de cette mutation est François Taillandier. Avec des romans comme Anielka et Des hommes qui s’éloignent, Taillandier confirme le point de rupture, la transition qui s’achève, parce que quelque chose va mourir et que d’autres vont venir. L’épuisement de la forme est consommé, les « réformes structurelles » tiennent toujours après plus de 500 ans d’acharnement sur un art qui n’a jamais vraiment su naître, ni non plus s’éteindre. Ce point de scission n’est remarquable, toutefois, que si l’on se trouve après, que si l’on se retourne et regarde cette comète qui s’effrite en tombant au sol.

La première lecture m’avait laissé pantelant. La seconde me fascinait irrémédiablement, tant et si bien que j’ai dû lire et relire inlassablement les chapitres, dans l’ordre, le désordre, au goût du jour ou selon le besoin. Car besoin il y a. Depuis Des hommes qui s’éloignent, ensuite Anielka, peu d’auteurs contemporains m’avaient autant marqué, laissant des traces indélébiles au fond de ma conscience. Mais mon attention se porte plus précisément sur l’une de ses œuvres les plus récentes : Le Cas Gentile, subtil roman de Taillandier. Roman, direz-vous? Romancier, Taillandier? En effet, nul n’a su mieux que lui affronter l’infinie déliquescence d’un art qui se veut malgré tout chevronné, mature en tous points. Mais que se passe-t-il dans la tête de ces personnages? Et surtout, que se passe-t-il dans la tête de ce romancier? En quoi un roman construit sur un amas de questions peut-il arriver à ses fins?

Le plaisir de lire une œuvre se poursuit souvent bien au-delà, à travers les œuvres qui constituent l’univers intérieur du lecteur. Lorsque j’ai débuté la lecture de ce roman, l’abondance de références, de noms, de testaments respectés et honorés (pour reprendre la formule de Kundera) ne cessaient d’affluer en mon esprit, ne sachant plus ce que l’auteur y mettait, plutôt que ce que moi, lecteur, apportais à l’écho sans fin de ce roman. Avec des titres de chapitre comme : Où l’on apprend qui est la comète Aspasie; Ce que faisait le capitaine Gentile à l’abri de son congé exceptionnel, il y a encore là-dessous des échos de temps anciens, qui rappellent, dans toute leur simplicité, les titres de chapitres des œuvres de Musil ou de Cervantès. Tout là-bas, de l’autre côté de cet horizon qui ne sera bientôt plus le nôtre, se terre le dernier des chevaliers, celui à la triste figure. Depuis ce village de la Manche dont le narrateur ne veut pas se souvenir du nom, interfère alors les premiers mots de l’œuvre de Taillandier :

La ville où se passe ce roman n’est pas la métropole piémontaise, la relique dont il est question n’est pas le « Saint Suaire de Turin », et le capitaine Gentile n’est pas le vigile del fuoco qui l’arracha aux flammes en 1997.

Turin n’est alors plus qu’une ville parmi d’autres, de ces villes imaginées qui parsèment la littérature et qui ne se donnent pas pour vraisemblable, car l’essentiel est ailleurs. La Cacanie, Yonville, Lilliput, voilà autant de ces villes qui existent et qui n’ont de concret que leur réalité propre. Le roman installe donc le lecteur dans un univers à part entière, lui sommant de quitter son milieu, ses références et de vagabonder sur un territoire où la connaissance ne s’effectue qu’en passant d’une énigme à une autre, vers un questionnement ininterrompu. J’y retrouvais, dès les premières pages, les lueurs d’un monde que je croyais oublié, annihilé, encombré et étouffé par les recherches formelles et la rhétorique stylistique creuse qui pullulent dans le discours des auteurs, et depuis trop longtemps maintenant. Foin des Nabokov, des Aquin, des Robbe-Grillet. Une singulière forme romanesque interrompait tout, comme si la fraîcheur tant attendue, tant recherchée après des années d’études littéraires, d’épuisement, de razzia dans les bibliothèques, tant publiques qu’universitaires, après les enthousiasmantes lectures des essais de Ricard, Scarpetta, Proguidis, Muray et Kundera, voilà enfin que se retrouvait entre mes mains une œuvre qu’on ne lit pas simplement que d’une main, mais que l’on n’ose pas toucher, tant le corps et la conscience s’enflamme, s’épuise et renaît.

Le cas Gentile. Car le personnage est bel et bien un « cas », au plus pur sens du terme. Phénomène, épiphénomène, les épithètes ne manquent guère. Le personnage est un iconoclaste. Un briseur d’images. Autour de lui s’activent un curé, un syndicaliste et une journaliste. Cet iconoclaste sauve et détruit des images. La Santissima Tela, ou le Saint Suaire de Turin (l’image du Christ), a été sauvée des flammes par ce brave pompier Gentile. L’image qu’il projette sur ses collègues est celle d’un homme « équilibré, bon camarade ». Il rompt ensuite subitement avec cette image de lui-même : il fracasse des images publicitaires. C’est la sollicitation de complicité, d’être heureux de s’identifier à l’une de ces images qui signifient désormais la nouvelle transcendance. Il souhaite éprouver sa « propre présence, vivante et chaude », afin de retrouver le sentiment d’exister, comme si l’identification à ces images publicitaires était déréalisante, soulignait sa propre insignifiance. Il s’agit bel et bien ici de désexister, comme si l’être devenait une prison. Car pour exister, il faut d’abord exister pour les autres, mais Gentile ne vit pour rien ni personne.

Il s’agit ici d’une littérature de connaissance et non de confession. Mais quelle connaissance par l’image, précisément? C’est l’erreur de la vision, me semble-t-il, la source de l’erreur est dans l’acte d’apercevoir en lui-même . Le regard de Gentile devient regard égaré, en proie à une espèce de conspiration des objets. Ici, le regard du roman ne donne pas d’assurance sur le réel, il inscrit la limite de toute vision : le regard s’écrase sur les détails ou s’étale dans l’espace, proche et lointain se confondent. Il faudrait puiser chez Kafka pour parvenir à éclairer la connaissance à l’œuvre, en particulier chez Klamm, l’homme-reflet du Château, en qui toute distance est abolie. L’homme-mirage absorbe en lui toute l’énergie d’association de la société : les images, les symboles, les idées. Le Suaire de Turin et Klamm, présence et absence, mirage de la conscience. Mais aussi la publicité et ses néo-humains : leur absence au monde n’a d’égal que leur rayonnement. Le capitaine Gentile ne se bat pas pour rester humain, il résiste aux apparences trompeuses, à l’envoûtement, à la déréalisation .