Invitation au lever bourgeois
de Christoph Hein

critiqué par Jlc, le 6 décembre 2007
( - 80 ans)


La note:  étoiles
Premières pages d'un écrivain essentiel
Sous ce titre surprenant, « Invitation au lever bourgeois », se cache le premier livre de Christoph Hein, paru en 1980, traduit en français il y a une vingtaine d’années et c’est un recueil de onze nouvelles dont, selon l’usage, la plus importante donne son titre à l’ouvrage.

Cette invitation, en référence à ce qui se pratiquait alors à la cour de France, raconte le réveil, le lever et le dernier voyage à la cour de Versailles de Jean Racine. Un Racine vieilli, malade, qui ne voit plus le monde qu’ « à travers l’intestin ». Un Racine détaché des autres, agacé des plaisirs frelatés des courtisans, morose d’infirmités et de vieillesse, lui qui fut de la cour comme auteur dramatique à succès puis historiographe du roi. Et pourquoi donc, ce matin là, est-ce le souvenir de la bataille de Neerwinden, il y a quelques cinq ans, qui lui revient en mémoire ? Peut-être parce que désormais seul l’essentiel importe, lui qui n’a pas eu alors le courage de dire ce qu’il a vu, les « dévastations démesurées et inutiles » des armées de Louis XIV, sachant trop bien « qu’une enquête équivaudrait à une calomnie de l’Etat. » Racine s’est tu. Oh, il a certes, par la suite, un peu participé anonymement au pamphlet « La misère du peuple » et le roi, soupçonneux, lui a montré qu’il en était irrité. Mais maintenant il est trop tard et il reste seul avec le souvenir de celle qu’il a tant aimée, Marie de Champmeslé, non pas cette vieille dame morte l’an dernier, mais « la sienne [qui] est jeune et ne l’a jamais quitté même après la séparation ». Fin d’une vie.

Cette évocation historique cache une allusion limpide au régime politique dans lequel vit alors Christoph Hein : la République Démocratique Allemande (RDA), dictature policière inféodée au régime soviétique. Ne pas dire ce que l’on voit, ce que l’on sait, c’est se faire complice d’un régime stupide et anesthésiant quand il n’est pas violent, comme l’a montré récemment le très beau film de Florian Henckel Von Donnersmarck « La vie des autres ». Pour pouvoir s’exprimer, Hein a eu recours à l’histoire, lointaine dans le temps, étrangère et à la métaphore médicale de la constipation pour décrire la situation compliquée de son pays.
Si j’étais professeur de français (loin de moi une telle prétention, n’en ayant ni le talent pédagogique ni les connaissances nécessaires), je ferais lire cette nouvelle après l’étude d’une tragédie pour parler de ce que le journaliste et critique dramatique Pierre Brisson appelait les deux visages de Racine. Et peut-être aller un peu plus loin.

Les autres nouvelles sont toutes très situées et datées, comme toujours chez Christoph Hein : la fin de Guillaume II, le nazisme, la capitulation de Berlin, la période étouffante de la RDA. Elles expriment la même inquiétude, le même désarroi dans des pauvres vies qui n’en sont pas, dont tout sens a disparu s’il a jamais existé. « Les croquis berlinois » tracent le portrait de gens sans importance, sans destin, sans histoire, sans autre perspective que d’essayer de survivre, en s’enfuyant, en se cachant dans un caveau, ou plus généralement « en se pliant aux exigences de la réalité ».

Christoph Hein a déjà ce style très concret, très simple et presque prosaïque qui est une des caractéristiques de son travail et qu’on retrouve dans chacun de ses livres. Par ce style et son intérêt pour les « petites gens », il fait penser à Simenon, mais un Simenon plus politique, plus engagé. Il part de faits, d’histoires qu’on lui raconte ou dont il entend quelques bribes, ici ou là, dans la rue, au café, dans les transports en commun. Il dit écrire en observateur, jamais en philosophe, en chroniqueur et non en visionnaire. Ce n’est pas un moraliste, c’est un témoin avec toute sa subjectivité.

Ces nouvelles s’inscrivent toutes dans la pensée qu’a exprimée l’auteur : « Je considère comme absolument nécessaire le fait de comprendre le passé immédiat comme le plus éloigné, dés l’instant que l’on veut comprendre sa propre situation ». C’est cette volonté de comprendre en racontant superbement que l’on va retrouver tout au long de son œuvre.

Il y a dans ce petit livre les ingrédients qui feront de Christoph Hein un écrivain essentiel quand il développera des sujets plus forts, plus ambitieux dans ses romans majeurs que sont, entre autres, « Willenbrock », « La fin de Horn » ou le récent « Prise de territoire ».