De la beauté
de Zadie Smith

critiqué par Jlc, le 4 novembre 2007
( - 81 ans)


La note:  étoiles
La promesse du bonheur?
Stendhal a écrit que « la beauté n’est que la promesse du bonheur. » Il ne pensait s’adresser qu’aux « happy few » ce qui était déjà une forme d’exclusion. Howard Belsey, professeur à l’université de Wellington, près de Boston, un des principaux personnages du dernier roman de Zadie Smith, demande, lui, à ses étudiants de réfléchir à la beauté comme "masque du pouvoir" et à "l’esthétisme comme langage raffiné de l’exclusion." Et ceci devant un tableau de Rembrandt dont il est un des spécialistes, peut-être « Le syndic de la guilde des drapiers » ou « La leçon d’anatomie du docteur Tulp. »

Qui est Howard ? Anglais, la cinquantaine difficile, introverti, gauchiste et donc un rien ringard en ces temps réactionnaires, marié à Kiki, une infirmière Afro américaine, infiniment chaleureuse, encore très belle malgré les ans qui ont alourdi sa silhouette. Un universitaire qui vit dans un monde clos et une infirmière qui, elle, est dans le monde d’aujourd’hui et notamment celui de leurs enfants, Jerome, Zora et Levi. Famille un peu bohème avec ses conflits de générations, ses tracas amoureux et ses chamailleries quotidiennes. Une certaine forme de bonheur.
Mais Howard a un ennemi : Monty Kipps, Anglo antillais, professant à Londres, lui aussi spécialiste de Rembrandt dont il a une perception à l’opposé de celle d’Howard, ce qui donne lieu, dans les revues culturelles, à des débats féroces entre les deux hommes. Conservateur, voire réactionnaire, suffisant mais non sans charisme, Monty est marié à Carlene, a deux enfants, Michaël et Vee, élevés dans ses principes et ses règles. Or le voici qui débarque à Wellington avec femme et enfants en tant que professeur invité de l’université.
L’affrontement est immédiat et sans merci, avec bien des conséquences indirectes sur les autres membres des deux familles et de leurs amis. Cette guerre de deux clans va aller bien au-delà de simples bagarres familiales ou professorales.

Zadie Smith va s’en donner à cœur joie, pour notre plus grand plaisir, avec son humour grinçant, sa palette aigre-douce, son pinceau qui révèle ce que tous veulent cacher, pinceau qui tient du scalpel comme celui du professeur Tulp. Elle décrit les mesquineries, les affolements, les hystéries, les manipulations, les médiocrités d’une certaine société de ce vingt-et-unième siècle commençant. Rien n’échappe à sa férocité joyeuse, pleine d’une vitalité extraordinaire. Zadie Smith est jeune, elle a 32 ans, et ça se voit : elle prend tous les risques.
Peu lui importe quand elle décrit le monde universitaire américain, tant encensé, voire vénéré, comme un milieu à la remorque de la dernière mode culturelle, où tous les coups (bas) sont permis tel « infliger d’un simple geste une humiliation publique, une honte cataclysmique [qui] est l’un des plaisirs universitaires les plus purs. » Ses propos rejoignent ceux des livres de David Lodge (« Un tout petit monde » ou « Changement de décor ») mais en plus corrosif et moins caricatural, en plus profond aussi.
Elle s’en moque quand elle s’attaque à la discrimination positive qui est devenue n’importe quoi en donnant des droits fallacieux et en détournant une revendication légitime en avantages acquis souvent injustifiés.
Elle souligne une nouvelle ségrégation, non plus seulement entre noirs et blancs (Kiki se sent parfois si seule dans ce monde de blancs où elle vit), mais aussi entre noirs (C’est encore Kiki, un des plus beaux personnages du livre, qui parle de la « trahison » de Colin Powell ou Condoleezza Rice.)
Et que dire du conservatisme « bushien » pour qui « soutenir une culture de victimes [revient à] créer des victimes. Ainsi le cycle de l’échec perdure. »

Et on en revient à la question d’Howard sur « la beauté, langage raffiné de l’exclusion. » Ce roman est un livre sur la langue et ce qu’elle véhicule d’exclusion. On passe des iambes et autres spondées au verlan et au hip hop comme on passe d’un quartier bourgeois un peu triste à une banlieue survoltée. Exclusion des pauvres dont la langue est souvent incompréhensible pour les universitaires et vice versa, même lorsqu’un jeune slameur, tendance « bitume », intègre pour un temps les cours de création poétique avant de découvrir qu’il n’a été qu’un jouet entre les mains de « ceux qui savent mais qui ne savent même pas vivre comme il faut. » Exclusion aussi ou incompréhension entre le langage d’Howard et ce qu’il exprime de suranné et la langue concrète et vive de sa femme.

Zadie Smith reprend les grands thèmes qu’elle avait abordés dans son premier livre « Sourires de loup » qui eut un succès considérable il y a cinq ou six ans. Métissage avec ses contradictions et la perte de repères– « vous êtes même plus des noirs. J’sais pas ce que vous êtes »-, rôle de la famille – « la famille n’a plus de raison d’être si tous ses membres sont bien plus malheureux ensemble que séparés » -, féminisme – « Je ne me demande pas pour quoi j’ai vécu. C’est une question d’homme. Je me demande pour qui » dit la femme de Monty -, rapport des classes –« Vous vous sentez tellement supérieurs mais vous dites pas la vérité » -. Et aussi, dérives identitaires ou inculture.

Smith dissèque comme le professeur Tulp. En virtuose du récit elle sait en une courte phrase montrer la faille minuscule qui révèle la béance d’une trahison sentimentale. Elle tient son récit et ses personnages avec une autorité surprenante pour une aussi jeune femme. Elle ne raconte pas, elle met en scène des personnages auxquels elle insuffle sa propre énergie. Elle a la bonne distance, souvent amusée et parfois insolente pour résister à l’empathie et céder à l’humour.

« De la beauté » confirme le talent exceptionnel de Zadie Smith. Ce roman est un vrai régal qui, au-delà de la satire, sait aborder des sujets difficiles que les uns refusent angéliquement d’admettre quand d’autres avancent diaboliquement de fausses solutions radicales. Et pourtant, malgré ces oppositions, ces incompréhensions, ces exclusions, l’amour peut se révéler le plus fort quand il touche des êtres qui en sont dignes, comme Carlene et Kiki. Cet amour qui découvre la beauté de l’autre et qui n’est autre, selon Oscar Wilde, que le regard qu'on lui porte. La beauté alors n’est plus ce masque du pouvoir mais le masque de l’amour. L’esthétisme n’est plus exclusion mais recherche de partage.

Ce très beau roman s’achève superbement sur un tableau de Rembrandt où « ce soupçon de jaune humain très présent [est] signe annonciateur de ce qui nous attend. »

Alors la beauté, promesse de bonheur ? Avec « De la beauté », la promesse est tenue.


PS : Si vous souhaitez agrémenter votre lecture en regardant les tableaux qui sont évoqués dans le livre, je vous recommande un site et une recherche :
1 – Le site : http://www.wga.hu/index.html : entrer et choisir Rembrandt. Le syndic de la guilde des drapiers est au numéro 77, femme nue assise sur une butte au 83, les deux autoportraits au 86 et 96, la leçon d’anatomie du professeur Tulp au 104, jeune femme se baignant dans la rivière au 31. Profitez du déroulé permettant de voir chacune de ces œuvres pour admirer les autres tableaux et gravures de Rembrandt.
2 – Une recherche : Dans Google taper « Jacob et l’ange » et choisir ensuite « Exposition Rembrandt et Caravage à Amsterdam. »
De l'amour 7 étoiles

La famille Belsey, famille « mixte », habite une maison avec jardin à Wellington, banlieue chic de Boston. Wellington est aussi un fief universitaire en Nouvelle-Angleterre, où les Belsey, intellectuels de gauche, et les Kipps, conservateurs, s'affrontent tels deux gangs. Les chefs de famille, Howard et Montague, se disputent sur la conception de la beauté chez Rembrandt et sur la question de la discrimination positive. En faisant rentrer en collision ces deux clans, Zadie Smith obtient des étincelles : des liaisons terriblement «déplacées», une amitié surprenante entre Mrs Belsey et la mystérieuse Lady Kipps.
Elle a trouvé une voix, un rythme, un vocabulaire efficace, pour chacun de ses héros : du poète urbain en baggy à l'universitaire jargonneux. Dans ce livre, l’auteur déploie un long travelling transatlantique entre l'Angleterre et l'Amérique. Mais le métissage, son thème de prédilection, est toujours au programme de ce roman décapant, politiquement incorrect, qui tient à la fois du conte moral, du thriller sentimental et de la satire universitaire. Cette auteure est indéniablement une grande conteuse, à l'humour cassant et au défaitisme cinglant, qui ne semble croire qu'en l'art. Elle réconcilie les générations de son livre, qui entrechoquent leurs modes d'écriture dans un cours de poésie à l'université.
Smith profite de cette comédie aigre-douce pour fustiger les mœurs de l'université américaine, une foire d'empoigne où le métissage est devenu un évangile, où l'hystérie identitaire fait rage, où les minorités de toutes sortes se taillent la part du lion et où triomphe l'inculture, à grand renfort de slam et de rap. Tout cela sous le regard étonné du vieux Rembrandt, qui semble ne rien comprendre à cette époque détraquée, dont Zadie Smith raille les travers avec une belle insolence.
C'est drôle, emporté, parfois cruel, jamais sentencieux, toujours de bonne humeur. Dans "On Beauty" («De la beauté» en français), Zadie Smith fait en mieux ce qu'elle sait faire le mieux : saisir sur le vif les questions ethniques, les tourments sentimentaux et les conflits intergénérationnels. Du coup, personne n'échappe à ses sarcasmes enjoués, et surtout pas les jeunes.

Missef - - 58 ans - 17 avril 2009


Tableaux de vie familiale et universitaire 9 étoiles

Un vrai plaisir de lecture !
Une série de tableaux de vie familiale, de vie universitaire, qui mêlent enjeux personnels et enjeux de société .
Une gamme de personnages riche . Le groupe des femmes me semble particulièrement réussi, en particulier Kiki . Les personnages masculins d’adultes, à côté paraissent un peu falots, même si ce sont eux qui commandent l’intrigue . Ce sont surtout les jeunes : Lévi, Zora, Jerome, Vee et leurs amis qui sont les véritables héros de ce roman de formation qui présente leur parcours initiatique amoureux et politique . Zadie Smith dresse un tableau juste de la jeunesse, de ses gestes, de ses vêtements et surtout de son langage, sans jamais tomber dans la caricature
Les dialogues claquent comme au théâtre grâce à une écriture efficace . L’action avance régulièrement par séquences qui entraînent d’une famille à une autre, de l’université à la rue, d’un univers clos à un monde plus libre, plus ouvert . Le rythme de passage est rapide et quelques indications chronologiques ou spatiales auraient été les bienvenues . Les ellipses sont fréquentes et le lecteur est parfois désorienté au milieu de ces séquences montées cut, comme au cinéma . Trouble qui disparaît vite lorsqu’il retrouve les personnages désormais familiers, toujours saisis dans le mouvement, la confrontation ou l’affrontement .
Dans cette chronique souvent tragico-burlesque, Zadie Smith se présente comme un observateur particulièrement avisé du milieu intellectuel universitaire où s’affrontent progressistes et réactionnaires , et par son regard plein d’acuité et d’ironie, comme la portraitiste des nouveaux comportements .

Alma - - - ans - 5 mai 2008


Féroce 9 étoiles

Merci à jlc pour l'explication du titre , j'étais passé à côté ,merci également pour l'adresse du site permettant de voir les tableaux du livre (l'éditeur aurait pu les joindre en annexe )
je me suis bien régalée à suivre les membres de cette famille d'universitaire dans leur rapport au métissage et à l'amour .

Livrophage - Pessoulens - 64 ans - 10 mars 2008