Voyage d'un Européen à travers le XX° siècle
de Geert Mak

critiqué par Jlc, le 6 septembre 2007
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Lieux de mémoire
Un journal hollandais demanda à Geert Mak, écrivain et journaliste, de parcourir l’Europe tout au long de l’année 1999 pour en rapporter un billet quotidien publié « au rez-de-chaussée droit de la une ». Une sorte d’état des lieux, de l’Europe mais aussi du XX° siècle finissant.
« Voyage d’un Européen à travers le XX° siècle » n’est pas la collection des articles du journal mais un livre à part entière, écrit à partir de cette matière première journalistique.
C’est un livre de rencontres avec les témoins (parfois les derniers) des évènements qui ont bouleversé ce vieux continent. C’est un carnet de bord, Mak ayant sillonné l’Europe de part en part au gré des faits de l’histoire car « on ne comprendra jamais Berlin sans Versailles, Londres sans Munich, Vichy sans Verdun, Moscou sans Stalingrad, Bonn sans Dresde, Vasarobec sans Yalta, Amsterdam sans Auschwitz. » Et il aurait pu ajouter Sarajevo (1995…) sans Sarajevo (1914).
C’est peut-être surtout un journal intime où l’impressionnisme d’aujourd’hui cherche à retrouver la réalité sinon la vérité, raconter l’histoire pour mieux la comprendre et vivre en véritable Européen, riche de tout ce passé. Nous sommes entre mémoire et histoire, celle qui est à échelle humaine, celle de ces Européens qui l’ont vécue ou subie, ce qu’on appelle parfois, avec un certain mépris, la petite histoire. C’est sa méthode pour ainsi mieux appréhender l’Histoire officielle, celle qui se soucie bien peu, trop souvent, des misères et des détresses humaines qu’elle engendre.
Livre de réflexion, de poésie de temps en temps. C’est en effet un poète vagabond qui décrit Lisbonne et « sa beauté fanée », Barcelone en « femme négligée aux yeux splendides », qui cite Babel pour voir Odessa « au déclin poétique, insouciant et désemparé », les soirs de printemps doux et alanguissants. Mais c’est le journaliste qui a le sens de la formule pour regretter que Bruxelles soit « plus une fonction qu’une ville » (est-ce si sûr ?), Lourdes le « Las Vegas des souffrances ». C’est enfin l’écrivain qui rappelle que Paris fut au début du siècle « la métropole de l’Europe nouvelle » quand l’état délabré de Londres en faisait une capitale indigne du Commonwealth et où Vienne était, selon Stefan Zweig, la ville où il était « le plus facile d’être un Européen » alors que ce n’était qu’un « château de nuées » (il faudra la grande guerre pour le comprendre). Les temps ont bien changé !

Ce gros livre d’un millier de pages, sans la moindre photo, est passionnant et se lit avec beaucoup de facilité tant Geert Mak sait raconter un siècle de vie et de mort avec son talent de journaliste qui sait tenir son lecteur.
Il sait lui expliquer pourquoi tel évènement s’est ainsi produit à tel moment comme l’effondrement de l’Allemagne en 1918 et les conséquences qui s’en suivirent, l’inflation phénoménale des années vingt dont « l’effet fut la disparition de toute notion de valeur » financière ou morale, la montée de l’antisémitisme qui n’est pas une invention du nazisme même si ce régime abominable sut le porter à son paroxysme, les quatre guerres de l’ancienne Yougoslavie, les « romantiques » années 60 qu’il explique par la jeunesse issue du baby boom d’après guerre, la libération sexuelle, l’accroissement sans précédent du bien être et la peur de la guerre, sans oublier ce que Norbert Elias appelait « une sorte de rituel de distanciation et de purification à l’égard des péchés commis par les pères. »
Il sait retrouver des faits oubliés ou plus encore occultés, citant Primo Levi : « Il ne s’octroyait pas de mensonges, mais des lacunes, des blancs. » Oubliés ou occultés, les éloges unanimes des autres démocraties à Mussolini lors de sa prise de pouvoir, les raisons de la fin de la guerre d’Espagne « qui a probablement plus été perdue par la gauche que gagnée par la droite », le rôle des bureaucrates de Berlin dans l’accomplissement administratif de la Shoa, les mêmes peut-être que l’on retrouvera ensuite au service de la république démocratique Allemande (RDA), ces français pétainistes au printemps, gaullistes en été et tous résistants en automne, ces autrichiens « complices enthousiastes se transformant en victimes ».
Il sait émouvoir quand il raconte l’histoire de cette jeune viennoise de 14 ans voyant le médecin juif qui lui a sauvé la vie forcé à récurer avec une brosse à dents les pavés de la rue et qui marche vers les nazis en disant simplement : « Comment osez-vous ? »
Il sait faire sourire en rappelant l’humour noir du docteur Freud qui pour quitter l’Autriche devait délivrer une sorte de satisfecit aux autorités et qui écrivit : « Je peux recommander cordialement la Gestapo à tous. »
Il sait évoquer les grandes figures qui ont joué un rôle crucial dans ce siècle tragique, Hitler qu’Ernst von Salomon qualifiait de « furieux télégraphiste du destin », Staline, Churchill dont le pays, sous son impulsion, « sacrifia son avenir d’après guerre sur l’autel de la guerre », Guillaume II, de Gaulle, mais aussi Rathenau dont l’assassinat fut une alerte du destin, Jean Monnet précurseur de l’Europe future, Joseph Roth cet immense écrivain chassé d’Autriche, Pie XII dont le silence fracassant fut perçu initialement comme ayant sauvé Rome « ville ouverte » avant de susciter un profond malaise ou encore Marc Bloch intellectuel français juif qui, avant de tomber sous les balles allemandes, écrivait : « Pour la première fois, la France a cessé de dépendre des Français », lui qui avait si cruellement expliqué la défaite de 1940 par cette remarque cinglante sur l’armée : « Lieutenants : amis. Capitaines, camarades. Commandants, collègues. Colonels, rivaux. Généraux, ennemis. »
Il sait faire parler des témoins retrouvés, physiquement ou dans les témoignages qu’ils ont laissés, le poilu Louis Barthas, Anna Smirnova qui se souvient du Leningrad des années 41-44, Victor Alvès acteur de la révolution des œillets au Portugal et dont le beau-père soutenait la dictature d’après Salazar, le secrétaire de Gomulka, longtemps premier secrétaire du parti communiste polonais, ou celui de la reine des Pays Bas Wilhelmine.

Il est partout, à Oradour sur Glane comme à Tchernobyl, à Guernica comme à Longuyon sur la ligne Maginot, à Auschwitz comme à Amsterdam, à Anogia en Crète comme à Prague, Varsovie ou Budapest, à Flessingue comme à Liverpool, à Stalingrad comme à Sarajevo à toujours traquer ce qui peut signifier, expliquer, émouvoir, rappeler. Il est aussi à Niesky, aux confins de l’ex RDA, pour suivre les transformations apportées par la « wende », le tournant de l’après mur, à la famille Winkler pour qui « en RDA l’ennemi était fruste, stupide et prévisible. A l’Ouest, les résistances sont indistinctes et insaisissables. » Il a retrouvé Zamosc où eut lieu « le plus grand crime perpétré au XX° siècle contre une ville et des villages. »
Il est partout et en tous temps : en 1913 pour voir la suffragette Emily Davison se jeter devant le cheval du roi et en mourir, dans les années 70 si désenchantées et sanglantes, avec les Serbes d’aujourd’hui à l’humour si cruel envers ces arrogants travailleurs sociaux occidentaux, avec les femmes de Petrograd qui font la queue pour du pain en ce jour de février 1917 et qui ne savent pas encore qu’elles viennent de précipiter la révolution russe.
Il court, il court Geer Mak avant que la curiosité ne l’emporte sur la solidarité et le spectaculaire médiatique sur le souvenir. On peut ne pas être toujours d’accord avec « ce routard de l’histoire et du continent » qui ne fait pas œuvre d’historien tant il refuse la distance du scientifique pour mieux percevoir les sensations, les émotions, comprendre les réflexions de ces Européens qui ont été des témoins engagés et expliquent ce que l’Europe est devenue, aujourd’hui. Mais il faut lui reconnaître son honnêteté, son humanisme, son immense culture que trahit une énorme documentation, en un mot son talent non seulement de journaliste mais plus encore d’écrivain. Il faut aussi signaler le travail exceptionnel de traduction de Bertrand Abraham qui a enrichi l’édition française de notes aussi minutieuses qu’éclairantes.
Et maintenant, que devenir ? L’Europe sera-t-elle ce « vecteur à long terme de paix et de stabilité ou un simple énorme marché » ? Où s’arrête-t-elle ? A-t-on bien pris conscience des peines et sacrifices demandés à ceux qui doivent s’adapter pour rejoindre l’Union Européenne ? Ne faut-il pas constater que l’unité culturelle de l’Europe était plus forte en 1914 qu’aujourd’hui ? Ne sommes nous pas allés à l’encontre des projets ou des utopies des pionniers que Jean Monnet résumait ainsi : « Nous ne coalisons pas des Etats, nous unissons des hommes » ?
Il faut rappeler cette pensée du dramaturge dissident tchèque, Vaclav Havel, qui devint par la suite président de son pays : « La paix, la solidarité, la coopération ne sont possibles qu’entre des peuples et des pays sachant qui ils sont ».
Certes l’Europe, et l’Union Européenne en particulier, ont globalement fait des progrès fantastiques depuis soixante ans. Mais à quel prix ?
Peut-être nous manque-t-il cette « communauté imaginée » dont parlait Benedict Anderson à propos de l’Autriche-Hongrie : « Une nation qui devait sa cohésion à des individus qui ne s’étaient jamais rencontrés mais se sentant néanmoins membres en esprit d’une même famille » ?
Et Geert Mak de conclure sur la dernière chance de l’Europe !

Oui c’est un livre passionnant et la longueur de cette critique – dont on voudra peut-être m’excuser- en est l’illustration. Un livre passionnant et plus encore, je crois, un livre important.
Voyage dans le temps 8 étoiles

On ne peut que saluer le travail d’un humaniste bien connu des néerlandophones qui commet un ouvrage remarquable, traduit dans de nombreuses langues et qui aborde l’histoire du vingtième siècle sous un angle original.

A la grande histoire sont jointes des anecdotes, mais aussi des mises au point sur ce qui semblait acquis, voire des vérités étonnantes sur certains personnages historiques véritablement démystifiés.

Il importe d’avoir tout de même un bagage car l’auteur, pour certains épisodes, considère que le lecteur possède des prérequis.

Malgré le volume, soit près de mille pages, l’auteur a fait des choix mais a procédé à une variation entre des moments marquants, comme par exemple la montée au pouvoir d’Hitler et d’autres moins fréquemment abordés dans notre monde occidental ; je pense par exemple à l’histoire des Pays baltes durant l’entre-deux guerres.

Cependant, malgré le volume, on peut ressentir un goût de trop peu.

Pacmann - Tamise - 59 ans - 26 octobre 2015


L'Europe, notre histoire ? 10 étoiles

J'ajoute ma critique très partielle sur ce livre (pas facile de parler d'un ouvrage de cette envergure) à la critique nettement plus élaborée de Jlc, pour le plaisir de partager mon enthousiasme pour ce document qui m'a tenu en haleine pendant quinze jours.

Geert Mak a parcouru l'Europe tout au long de l'année 1999, pour faire un ultime état des lieux du continent et du 20ème siècle terminant. Le résultat c'est un ouvrage monumental de plus de 1000 pages. L'auteur, un journaliste hollandais, est aussi un écrivain, un historien, un vrai voyageur comme savent l'être les hollandais, et également un véritable humaniste : et donc son ouvrage se lit à la fois comme un roman (il nous tient souvent en haleine), comme un essai historique et politique et comme un récit de voyage (des plus sympathiques). L'auteur nous tient en haleine en insufflant des aspects épiques dans son récit, en outre il mêle les faits historiques avec des témoignages de survivants ou de journaux intimes ("la petite histoire dans la grande", pour reprendre la formule consacrée). Et cela fonctionne, que ce soit la guerre des tranchées dans la Somme, la guerre d'Angleterre (il explique le rôle essentiel du radar et le fait que le code énigma avait été "craqué" par les polonais, ce qui permettait aux anglais de décoder les communications allemande), etc.

Ce livre est aussi une réflexion historique passionnante sur ce siècle qui laisse un goût de cendres : on a l'impression que ce ne fut qu'une longue série d'atrocités. Les guerres, le nazisme, les bombardements intensifs des populations civiles allemandes à la fin de la guerre (pour démoraliser la population), les guerres civiles, les dictatures répressives de l'est, les épurations ethniques, déportations, massacres,... L'auteur apporte un regard critique sur l'histoire, il éclaire les mythes que chaque nation avait bien dû se construire pour assimiler les désastres des deux grandes guerres (et par exemple, ce n'est pas un moindre paradoxe que les français en soient parvenu à se considérer comme vainqueurs de la seconde guerre, nous explique l'auteur).

Et finalement ce livre est un récit de voyage très réussi : l'auteur a sillonné l'Europe pour revenir sur les lieux de l'action, il a parlé avec les survivants, il a lu les récits des participants, les journaux de l'époque, bref une masse de documentation (il parle souvent de Joseph Roth, à lire..). Il regarde comment les gens vivent maintenant. Il se déplace en train ou avec son mini-van, va jusqu'aux confins de l'Europe de l'est, y côtoie souvent le désespoir. J'ai trouvé quelques pages très justes sur ma ville, Bruxelles, et j'ai été très intéressé par ses voyages dans les pays de l'est, que ce soit Kiev, la Roumanie, la Hongrie... Mais à mon avis chacun trouvera son compte dans ce livre, quel que soit l'âge d'ailleurs. Des épisodes que je connaissais très mal comme la guerre civile en Espagne, le fascisme en Italie m'ont autant intéressé que les réflexions politiques sur la constitution européenne, sur l'antisémitisme, sur la vie en Hollande à l'époque des baba-cool... comme on le voit les sujets sont variés.

Le livre se termine sur des réflexions sur la communauté européenne, les 60 années de paix pour les pays de l'ouest mais aussi des questions relatives à l'élargissement, la mé-compréhension par l'ouest des nouveaux états membres de l'est, l'absence d'une plateforme commune avec le risque d'assimiler l'Europe à une religion basée sur le marché et la recherche d'opulence.

Saule - Bruxelles - 59 ans - 21 octobre 2007