La mémoire en fuite
de Anne Michaels

critiqué par Vigno, le 3 septembre 2001
( - - ans)


La note:  étoiles
La mémoire qu'on fuit, la mémoire qui fuit
« La Mémoire en fuite » est le premier roman de la poétesse canadienne Anne Michael. Son roman, d'une beauté et d'une densité poétique peu commune, raconte l'histoire de Jacob Beer, dont la famille juive polonaise est exterminée en 1939 par les Nazis.
L’enfant, qui assiste au drame du fond de sa cachette, est miraculeusement sauvé par un géologue grec, Athos, qui l’emmène avec lui dans l'île de Zakynthos. Ce géologue humaniste essaiera de le sortir de la torpeur, où le drame l’a plongé, en lui enseignant la botanique, la géologie, la cartographie, la poésie et l'art. « L’essentiel de ce qu'Athos, en ce temps-là, cherchait à tout prix à m’enseigner aurait pu se résumer ainsi : "Sois attentif et tâche de te souvenir de ce que tu as vu. Efforce-toi de rendre nécessaire ce qui est beau et beau ce qui est nécessaire." » Après la guerre, nos deux compères déménagent à Toronto. Quand Athos mourra, Jacob devra continuer, seul, à se libérer des fantômes de son passé.
Ce roman explore plusieurs thèmes liés à la mémoire, à la perte, au traumatisme. Comment survivre quand on est un enfant et que toute sa vie vient de s'écrouler? « Quand donc mes souvenirs se changeront-ils en force d'âme, cesseront-ils de n'entamer que mes gestes, ma peau, ma surface lisse où tout glisse et fuit? » C'est un roman qui explore, non pas l'holocauste, mais ses séquelles. Que faire de tous ces morts qui ne cessent d’exiger une survie dans la mémoire des vivants? « La tendresse qu'on a pour les morts bouge, remue, se transforme, puisque jamais on ne cesse de les aimer. » Que peuvent nous apprendre l’histoire ou l’archéologie qui sont aussi des sciences de la mémoire? Et la poésie, et les mots? « On écrit d'abord pour survivre. Et puis une jour, l’écriture vient toute seule, précisément parce qu'on a traversé le pire. » Dans quelle mesure peut-on fuir sa mémoire? Doit-on la cultiver? « Le fantôme du passé est façonné par toutes les choses advenues dans une courte vie. Sans qu'on puisse jamais l’apercevoir clairement, on sait bien que c’est lui, le passé, le fantôme, qui, jour après jour, s'infiltre dans le temps présent, marée venue on ne sait où et qui coule partout à la fois. Ainsi se compose toute seule, en nous, la longue histoire de nos désirs et de nos regrets. Elle nous brasse et nous secoue, tantôt violemment comme une décharge magnétique, tantôt plus doucement comme la pale d’un moulin. »
Comme une roche calcaire, ce roman est composé de multiples strates qui nous racontent chacune leur histoire. Ou encore, il faut le lire comme on lit les couches sédimentaires sur lesquelles on bâtit les civilisations. L'aventure humaine, l'aventure cosmique, liées entre elles : « Nous languissons de désir pour certains lieux de la terre qui, à leur tour, se languissent de désir pour nous. Les courants atmosphériques, les sédiments dans le lit des rivières tissent à leur façon la toile de la mémoire des hommes, comme des filaments encodés. D’innombrables os de cendre attendent que nous nous penchions sur eux, afin de faire se lever les morts inoubliables. » La mémoire de l’homme, la mémoire de la terre. Après tout, le cœur humain a tout au plus « la taille et le poids d'une poignée de terre ».
C’est le genre de livre qu'il faut lire avec un crayon, si on ne veut pas perdre de vue certains passages d’une densité inépuisable. Et ici, densité n'a rien à voir avec lourdeur. C’est une densité poétique, une parole et une vision du monde entièrement originales. Le style est lumineux, incandescent, le souffle est puissant et jamais ne s’essouffle.
Une bien belle critqiue 10 étoiles

Quelle profondeur dans l'analyse et la transmission de la, ou plutôt, les pensées de l'auteur et les moyens d'expression utilisés ! Le problème de la mémoire est vraiment des plus vastes... Le passé fait partie intégrante de notre vie et nous sommes une résultante vivante de ce qu'il a été. Et cela que nous l'acceptions ou non !... Vivre avec le passé est une chose, vivre dans le passé en est une autre. Il est toujours transformé par des analyse différentes suivant le point de vue de départ où l'on se place. De toute façon, nous savons aussi que la mémoire est sélective, qu'elle chasse et élimine, pour ne conserver que certaines choses qui nous arranhent plus ou moins bien et, qu'à defaut, nous avons la faculté de transformer les faits et de finir par être convaincus que ce sont nos transformations qui correspondent à la réalité.
Peut-on vivre avec sa mémoire ? Je répondrais qu'il me semble difficile de vivre sans mémoire, mais il est des souvenirs, comme des actes, qui peuvent faire que l'on n'arrive plus à vivre ! Judas et les autres traîtres de son genre ont senti ce qu'est le poids du remord, d'autres s'en sont accomodés, ou, plus simplement, n'ont pas connu les remords, comme Eischmann, Touvier, Papon, Heinrich, Himmler, Milosevitch, Pinochet... et l'histoire en est remplie ! Tout ces gens et leurs crimes font aussi partie de notre mémoire: ils sont une partie de ce que l'Homme peut être. L'oublier serait une très grave erreur !...

Jules - Bruxelles - 80 ans - 6 septembre 2001