Mademoiselle de la Ferté
de Pierre Benoit

critiqué par Antinea, le 17 août 2007
(anefera@laposte.net - 45 ans)


La note:  étoiles
La force du destin
Anne. Un nom peut-être bien banal dans l’éventail exotique des héroïnes de Pierre Benoît. Un nom banal certes, mais un personnage hors du commun pour une histoire magistrale, tant par son décor que par sa psychologie.
Anne de La Ferté naît à la fin du dix-neuvième siècle. Son père aura tôt fait de dépenser l’argent de la famille, c’est-à-dire de sa femme, dans des entreprises dont il est le seul à croire au succès. Il meurt avant d’avoir pu ruiner totalement sa femme et sa fille qui n’ont d’autre choix que de vendre leur propriété de Dax pour s’installer définitivement dans leur maison de la Crouts, perdue dans les marais des Landes. Mais à dix-sept ans, sans argent et isolée du monde, Anne sait bien qu’elle ne se mariera jamais. Elle rencontre cependant Jacques de Saint-Selve, fils de riches négociants de spiritueux bordelais, qui possèdent la Pelouse, une propriété de chasse non loin de la Crouts. Jacques et Anne s’éprennent l’un de l’autre au grand damne de la famille bordelaise qui voit ce mariage d’un mauvais œil. Chez les Saint-Selve, les hommes se doivent de passer un an dans leurs rhumeries de Port-au-Prince, à Haïti, et Anne, ne voulant pas s’attirer les foudres d’une famille déjà remontée contre elle, encourage le départ de son fiancé vers l’île lointaine. Un an après, il est marié… mais avec une autre. La mort de Jacques et la venue de sa femme tuberculeuse, Galswinthe de Saint-Selve, à la Pelouse mettent en mouvement l’engrenage implacable du destin d’Anne, irrémédiablement associée à cette famille qui n’a pas voulu d’elle.
Un roman assez sordide que celui-là, peut-être un peu « glauque », avec pour toile de fond des marais malodorants, chargés de brumes épaisses et une maison humide et malsaine dans laquelle l’héroïne, seule et sans avenir, est condamnée à croupir. L’auteur offre une critique encore plus acerbe contre son sexe, l’homme étant ici un dépensier incapable de subvenir aux besoins de sa famille et fier de sa personne, un traître en amour, un médecin incompétent gonflé d’orgueil, un prêtre conspirateur, un faible. Une vision donc pas très optimiste, sans doute reflet de la société de l’époque à laquelle se situe le roman : la femme n’est rien si elle n’est pas « fille de » ou « madame quelque chose », elle est dépendante et à la merci des hommes.
Anne partage avec les autres femmes de Pierre Benoît la beauté et le courage. Mais elle diffère par bien des aspects. Elle n’a pas cette sensualité ni ce contact avec le sexe fort, si caractéristiques de la plupart des héroïnes de l’auteur. Pourtant, c’est peut-être la plus femme de toutes. Maîtresse d’elle-même, elle fait face aux obstacles de la vie sans sourciller, presque sans émotions. Elle fait preuve d’abnégation en s’occupant avec dévotion de la femme de celui qu’elle a aimé. Leur relation, basée sur la présence invisible de ce fantôme qui devrait les séparer, se fait plus solide à mesure que les évènements surgissent, l’auteur allant même jusqu’à laisser planer le doute de l’homosexualité. Et la machine de sa vie, faite d’affronts et de déceptions s’avance inexorablement jusqu’à un final magistral, dont encore une fois l’auteur nous laisse juge : fatalité ou manipulation ?
Sainte diabolique 8 étoiles

Bucolique, diabolique, machiavélique, ce roman évoque Giono mais Giono assaisonné à la sauce William Wilkie Collins. Il trainait depuis des années au fond d’une de mes armoires, habillé d’une jaquette qui aurait certainement mieux convenu à un roman à l’eau de rose des années soixante, et c’est sans doute pour cette raison que je l’ai si longtemps boudé. Heureusement certains lecteurs avisés m’ont averti que ce récit n’était absolument pas ce que cette couverture pouvait laisser croire, que c’était en réalité un des meilleurs titres de ce célèbre auteur. Et quel bonheur de retrouver un beau texte, certes un peu désuet mais tellement savoureux, rempli de ces mots gourmands et goûteux que nous avons souvent remplacés par un jargon abscons.

Mademoiselle de la Ferté, « épouse ou mère, eût été sans doute le modèle des mères et des épouses », mais la vie, ses parents, sa famille, les autres ne lui ont jamais rien donné, ils lui ont même tout pris. Son père trop inconséquent a dilapidé la fortune familiale dans des affaires pitoyables, sa mère était trop faible pour se faire respecter, sa famille, enrichie dans le commerce du rhum à Bordeaux, ne la trouvait pas assez riche, pas bien élevée, les braves curés ne voyaient en elle qu’une sainte virginale et tous ceux qui l’entouraient ne l’ont jamais comprise. Surtout cette gentille et riche créole qui lui a enlevé le fiancé assez riche, qu’elle avait patiemment appâté, pour l’entretenir décemment et refaire le portrait bien écorné de la famille.

Alors quand le hasard voulut que cette belle créole devienne rapidement veuve puis pulmonaire et qu’elle se réfugie dans ce coin de Chalosse, pas très éloigné de Dax, elle a vu tout le parti qu’elle pouvait tirer de la situation en se comportant aux yeux de tous comme la parfaite compagne dévouée corps et âme à son ex rivale et désormais amie. Elle fomenta un plan impitoyable avec un cynisme glacial et un pragmatisme diabolique pour reconquérir ce qu’elle pensait être son du mais aussi pour se venger de tous ceux qui l’avaient méprisée et humiliée.

Un grand texte campagnard et romantique qui se fond dans le paysage avec un luxe de détails qui fait renaître cette région et tous ceux qui la peuplent, gens, faune et flore, comme elle vivait à la fin du XIX° siècle, comme George Sand a fait revivre sous sa plume le Berry de son époque. Mais cette histoire n’est pas seulement une intrigue sophistiquée et savamment huilée, une peinture sociale très fidèle, c’est aussi une exploration de ce mince espace qui sépare l’amour de la haine sous la funeste férule de la jalousie, du désir de vengeance et de la trahison.

Débézed - Besançon - 77 ans - 14 avril 2014


Un grand roman 9 étoiles

J'ai lu Mademoiselle de la Ferté dans une belle édition trouvée à la bibliothèque municipale. Cette édition est agrémentée d'une préface d'un certain Curtis, qui pronostiquait (il y a plus de vingt ans) un regain de succès pour un Pierre Benoit dont il nous dit regretter qu'il soit tombé dans l'oubli et "snobé" par ses pairs et la critique littéraire (il nous explique pourquoi). On dira que Curtis a eu raison, mais vingt ans trop tôt: j'espère qu'il est toujours là pour voir la fête qui est faite à P. Benoît sur critiqueslibres.com !!

J'ai beaucoup aimé ce roman, plus que les deux autres ouvrages que j'avais lus de l'auteur (Atlantide et Koenigsmark). A l'exotisme un peu tapageur des précédents, je préfère celui des Landes Bordelaises à la fin du 19ème siècle. Une région brumeuse, humide, infectée de marais putrides et battue par la pluie.

La vie provinciale, les discussions à la cure de Dax à propos de la "question jésuite" (on est à l'époque ou Ferry voulait interdire les jésuites d'enseignement), la description de la bourgeoisie marchande, tout cela sous la plume de P. Benoit est un régal pour le lecteur du 21ème siècle. Mais surtout, Anne de la Ferté est un personnage mystérieux et remarquable, une femme dont on s'éprend dès le début du roman et qui marque chaque page de son emprise. Tout est suggéré dans ce livre, par exemple, comme Antinéa le dit, l'ombre d'une sensualité homosexuelle plane, par la simple évocation de deux mains qui se touchent sous une couverture dans un fiacre. Ses personnages ne sont pas décrits, on les construit dans notre tête, tout fait surface à travers des allusions subtiles. Et le décor magistral des landes fait écho aux sentiments de son héroïne, pour suggérer un état d'esprit, nous en imprégner.

A signaler l'excellente préface de Curtis, qui nous invite à découvrir chez Pierre Benoit un grand "mécanicien" du roman à côté d'un poète. D'après Curtis, Mademoiselle de la Ferté serait le chef-d'oeuvre de Benoit, car à l'art mécanique de construire un roman (tout est bien ficelé) est combiné la force de l'inspiration, celle qui dépasse son créateur. Et il vrai qu'un personnage comme Anne de la Ferté est de ceux qui s'impose, pas de ceux dont un créateur peut disposer, ce qui la rend précieuse pour le lecteur qui se laissera prendre dans ses rets.

Saule - Bruxelles - 59 ans - 14 mars 2012