Les faits, autobiographie d'un romancier
de Philip Roth

critiqué par Jlc, le 27 mai 2007
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Un autre mentir-vrai?
Tous les romanciers sont des inventeurs d’histoires et donc des menteurs. Leur œuvre se nourrit de leur vie, leurs expériences, leurs rencontres, ce que Philip Roth appelle les faits. Si « tout évènement de pure imagination trouve son origine là, dans les faits, dans le particulier et non dans la philosophie, l’idéologique ou l’abstrait », ces faits ne sont jamais restitués objectivement – d’ailleurs est-ce possible ? - et « les souvenirs du passé ne sont pas les souvenirs des faits mais des faits tels que nous les avons imaginés. »

Philip Roth, en écrivant cette « autobiographie d’un romancier » a eu l’idée bien romanesque d’envoyer le manuscrit à un de ses personnages le plus proche de lui, Zuckerman. Le livre se termine par la réponse de celui-ci. Ces deux moments sont d’ailleurs, pour moi, les plus remarquables parce que les plus originaux, quand l’un s’interroge sur l’utilité de cette « confession » et l’autre répond ne pas le reconnaître, et se reconnaître, dans cette profusion de bons sentiments.

On retrouve dans « Les faits » cette écriture très belle et cette façon de raconter, cette perspicacité, cette ironie et cet humour qui font son immense talent. Bien sûr, comme toujours chez lui, le récit va bien au-delà de l’anecdote pour nous faire percevoir les crises des personnages, la difficulté des temps ou la douceur de certains moments.

Cette vrai-fausse autobiographie a été écrite il y a une vingtaine d’années après la mort inexpliquée de sa mère dont il fait un délicieux portrait (que Zuckerman rejettera violemment) et une profonde dépression consécutive à une intervention chirurgicale. Les faits sont exacts mais sont-ils la cause ?

Roth parle de son enfance protégée dont la famille (juive) était « un havre inviolé contre toute forme de menace » alors que le monde était en guerre et l’antisémitisme une réelle entrave à l’ascension sociale. Il qualifiera d’ailleurs le succès ultérieur de son père de « triomphe de la volonté individuelle sur la partialité institutionnelle ».
Cette enfance c’est aussi, et c’est passionnant, l’intégration au mode de vie américain à travers l’école et le…base-ball alors que la génération de ses parents gardait un attachement fort avec l’émigration, leur passé. Ce sont les enfants qui vont en quelque sorte « naturaliser » leurs parents. Roth insiste aussi sur le lien entre intégration et démocratie et l’importance de la relation avec le New Deal et Roosevelt.
L’adolescence est, classiquement, le temps de la volonté de s’affranchir du milieu familial ce qui est très relatif quand on n’a pas de moyens financiers et qu’on est juif. Car au début des années 50, être juif pouvait vous exclure de telle université renommée. Ainsi en était-il de Princeton dont l’un des prestigieux professeurs s’appelait pourtant Einstein !
Cette marginalisation ne pouvait que renforcer l’esprit communautaire et, moins surprenant qu’il n’y parait au premier abord, c’est ce qui va compliquer les relations du jeune Roth avec la communauté juive américaine qui, après la publication de ses premiers articles, nouvelles et romans, va lui reprocher de brouiller les codes et de falsifier la vie des juifs. Il faut lire le récit d’une soirée où l’auteur est sommé de s’expliquer, ce qui sera la chance de sa vie car il va trouver dans son appartenance au monde juif le sujet de sa littérature tout en se voulant concomitamment juif ET américain. Au fil du temps il se voudra de plus en plus un écrivain américain ce qu’il expliquera dans un grand article « Romancier américain tout court » qu’il conclue ainsi : « En tant que romancier, je me considère…comme un Américain libre, qui imagine aussi vigoureusement qu’il le peut ce qu’il lui plait de représenter, dans sa langue maternelle dont il est l’esclave – un esclave reconnaissant. »
Il souhaite ensuite devenir professeur d’université qui est le poste le plus compatible avec son désir d’écrire. « Pauvre et pur », il se veut un « croisement de prêtre littéraire et de membre de la résistance intellectuelle au prospère paradis de porcs de l’ère Eisenhower », rien que ça ! Ce qui est alors essentiel pour lui, et le restera, c’est sa volonté d’être un homme libre.
Enfin pas tant que ça quand il nous raconte ses aventures sentimentales et on sait l’importance que les femmes ont eu dans sa vie. Après Polly et Gayle qu’il abandonne car trop rattachée à son propre passé, il rencontre « la fille de ses rêves », Josie, qu’il imagine, en raison d’un passé tumultueux et difficile, plus indépendante que les autres. Le naïf ! On retrouve alors le Roth misogyne, celui de « J’ai épousé un communiste » ou l’égoïste jouisseur de « La bête qui meurt », livres qu’il écrira bien plus tard. L’affaire se termine très mal, révélant un autre trait –réel ou supposé, allez savoir ? – de l’auteur qui se montre retors et calculateur. Ensuite la liaison avec May sera beaucoup plus traditionnelle, un peu snob, offrant à Zuckerman l’occasion de voir dans ce « demi portrait » la limite de l’auto biographie par rapport à la fiction.

Le livre s’achève par la réponse aigre-douce, parfois brutale du personnage que Roth a inventé. Zuckerman va reprocher à son auteur de vouloir paraître trop gentil, de ne vouloir blesser personne (sauf Josie, mais elle est morte et c'est Zuckerman qui va en tracer un contre portrait qui donne quelques clés que Roth avait soigneusement cachées), d'occulter quelque chose. Ainsi, pourquoi expédier en une phrase une analyse qui dura cinq ans ? En fait, cette autobiographie est trop auto censurée pour être tout à fait honnête. Et il explique très bien la différence entre la fiction dont le mobile est essentiellement esthétique et l’autobiographie qui répond à un mobile primordialement éthique.
Roth n’est jamais aussi vrai, aussi lui-même que lorsque son imagination est « la dissimulation qui le libère des exigences de la franchise ».

Oui, c’est bien un nouveau Mentir-vrai, pour reprendre l’expression d’Aragon. Comme toute grande littérature...
Existence, note d'ambiance et lien au personnage 8 étoiles

Philipp Roth raconte son existence dans une autobiographie. Cela lui offre l'opportunité de revenir sur ses thèmes chers, la relation à la religion juive, compliquée, d'autant plus que les réactions à ses écrits sont vives, la dépression, les amours, souvent contrariées par les séparations et une difficile résilience, l'importance de l'actualité et de l'histoire. Il décrit également ses difficultés à percer, ses aléas financiers.
Il tire au clair la part d'auto-fiction que contiennent ses romans, son personnage principal, Zuckerman, n'étant que son double idéalisé. Aussi se plait-il à écrire une lettre où il lui envoie le manuscrit de sa bio, et à rédiger la réponse du personnage en guise d'épilogue.

Cette autobiographie sert également de mode d'emploi à sa bibliographie, de vade-mecum adressé à ses lectrices et lecteurs, en sus d'un bilan de carrière et d'existence, ce qui reste inhérent à l'exercice. Cet ouvrage apparaît donc instructif, sincère, l'auto-dérision affleurant, comme à l'habitude de l'auteur.

Veneziano - Paris - 46 ans - 14 juin 2020