Bleu Horizon
de Danielle Auby

critiqué par Feint, le 8 mai 2007
( - 61 ans)


La note:  étoiles
Dire la vie de ceux qui n’ont pas vécu
La littérature n’est jamais si belle que lorsqu’elle reconnaît d’avance l’impossible et l’admet, et qu’elle se fait quand même avec et contre lui. Impossible de dire la vie de ceux qui n’ont pas vécu. C’est pourtant ce qu’entreprend de faire Bleu horizon : redire avec les mots de l’imagination (pas ceux de la fiction) la vie possible et arrêtée – arrêtée par la guerre qu’on appela « grande » – d’une cinquantaine d’hommes (parmi 560) qui pour la plupart n’avaient en commun que l’ambition d’écrire et auxquels une forêt du Languedoc plantée en 1931 a voulu rendre hommage. En commun, l’Histoire leur donna l’uniforme « d’un bleu délavé qu’on appelle horizon » (je cite de mémoire) et cette fin de fer et de boue ; si bien qu’au bout du compte, dans les mémoires s’appauvrissant, dans les hommages gauches ou gauchis ils finissent par tous se ressembler, quasi indistincts les uns des autres, comme sur la photo de couverture. Impossible si longtemps après de dire vraiment qui ils furent, eux qui ont cessé d’être même lorsque, privés de l’usage de leurs jambes, ils ont officiellement survécu. La force du livre, c’est de redonner vie à des instantanés singuliers : un enfant étreignant un lilas et s’en barbouillant la figure, un autre en contemplation d’un plancher de verre que des années plus tard il ne quittera plus, un jeune cavalier élégant entraînant son cheval aux cercles parfaits dans la neige, auxquels viennent se superposer les personnages de leurs livres aussi interrompus, dans l’attente de ce qui ne viendra pas.
La forêt brûlée 10 étoiles

Au début, on est perdu. Tant de noms. Et pourtant si peu. Inconnus pour la plupart. Sauf deux ou trois, Pergaud, Péguy, Alain Fournier, Jean de La Ville de Mirmont grâce à Jérôme Garcin. Des bribes de vies commencent à se dessiner. A s'écrire, à s'imaginer, oui.
Et puis..

Dans la forêt, les noms se croisent. De l'un à l'autre, on peut marcher... Les promeneurs, en passant devant les bornes, lisent les noms, se les répètent comme s'ils voulaient les retenir, parfois, inventent des histoires.

Et on comprend que comme les arbres d'une forêt, jamais complètement les mêmes, mais si ressemblants, rien ne pourrait vraiment les différencier. Les rassemblent le fait que ce sont tous des écrivains, confirmés ou non, et qu'ils sont morts pendant cette guerre.

Que sait-on d'eux? Une anthologie en cinq volumes les a rassemblés, intitulée Le Hérisson.
Ils ne se sont pas connus. Ou on l'ignore. Ou deux? Qui parlaient de l'amitié:

L'amitié, c'est comme.. réciter à deux voix un vieux poème que l'on croyait ne plus savoir, mais qui, grâce à l'effort de deux mémoires, remonte tout entier.
L'amitié, c'est comme.. font cette rivière et ces peupliers, s'accompagner, fidèlement, le plus longtemps possible
Et l'amitié, est-ce donc être réunis , une fois morts, dans la même notice nécrologique?


Danielle Auby prête à ces hommes un peu de vie, jusque dans les circonstances de leur mort. Tout se mélange comme ils se sont mélangés au long de cette interminable guerre. Comme leurs corps souvent, ont été mélangés à la boue. Et on a eu bien du mal à en retrouver quelque chose. Le fallait-il?
D'ailleurs, dans L'Illustration, Lavedan écrit:
Quand a commencé l'oeuvre implacable et mystérieuse de retour au limon, je ne pense pas qu'il soit prudent de venir s'en mêler.

Et on s'en mêle quand même. Du moins, on tente de démêler les " restes."

Et c'est là que le Hérisson paraît. Avec ses critères sélectifs. Etre mort le plus glorieusement possible ( ...:), avoir écrit des poèmes, livres, pièces, romans. Ou des articles, lettres qui portaient en germe assez visiblement les mêmes choses.
Il y eut des parrainages, chacun défendait le sien ( il est mort glorieusement le tien? Moyen, allez, on en a déjà trop, recalé! ) , et les réunions qui vont avec. Ca en faisait 560 à la fin, qui remplissaient les critères.

Il fallait se dépêcher:
Ne trainez pas, car le vent tourne. Bientôt la mode des morts passera.
Et puis, quelque temps après, on a planté une forêt. Avec les discours qui vont avec.
Plus.. symbolique, la forêt. Et puis, plus vendeuse? Excursions organisées, restaurant, buvette..

Parce que tout lasse.
On a trop parlé de la guerre. Des morts, on s'est trop occupé. Des noms de morts, il y en a trop partout, sur les monuments, dans les livres. Plus une seule phrase n'est possible. Tous les mots ont été utilisés, toutes les exclamations, tous les regrets, tous les temps, les irréels et les passés, tous les conditionnels. On a dit tout ce qu'on pouvait dire. Ce qui n 'a avancé personne. Les noms tombent dans l'oubli de plus haut simplement, d'avoir été soulevés, et s'y enfoncent plus profond.

Le Hérisson est devenu très rare à trouver, la forêt a brûlé en 63. Ils ont replanté, quand même.

Sur la photo de couverture, tous se ressemblent, comme l'écrit Feint. Un petit bouquet de fleurs au centre, tous sont partis la fleur au fusil. Ce ne sont que 560 . Comment imaginer , comment raconter des bribes de vie pour chaque mort de ces guerres imbéciles?
Toutes étaient différentes. Toutes se mélangent.

Très beau livre.

Paofaia - Moorea - - ans - 15 janvier 2014