Gueules cassées... et alors? Sourire quand même
de Corine Valade

critiqué par CC.RIDER, le 5 mars 2007
( - 66 ans)


La note:  étoiles
Comment revivre après la boucherie ?
La première guerre mondiale a fait 1,5 millions de morts (côté français), plusieurs millions de blessés et handicapés dont des hommes aux visages détruits et rafistolés, les blessés de la face, les fameuses« Gueules Cassées ». C’est l’histoire de quelques-uns d’entre eux que nous retrace Corine Valade. Il y a d’abord Etienne qui, après s’être retrouvé face au peloton d’exécution en 1917 pour avoir refusé d’obéir à un ordre d’assaut imbécile de Nivelle se retrouve sauvé in extremis sur un contrordre de son colonel. Il repart aussitôt en première ligne et se retrouve blessé gravement au visage, œil crevé, joue arrachée, mâchoire détruite.

Sauvé par miracle, il devra subir une longue suite d’opérations au Val de Grâce. La chirurgie réparatrice n’en est encore qu’à ses premiers balbutiements. Etienne vit très mal sa nouvelle condition, il ne supporte pas de voir son nouveau visage dans une glace. Il ne reprendra jamais son travail d’instituteur tant il a peur du regard des élèves. Il reste muré dans la solitude et le silence. Heureusement pour lui, il rencontrera l’association des blessés de la face, les « Gueules cassées », œuvre oubliée aujourd’hui mais qui, à l’époque, se dévoua pour soutenir tous les rescapés mutilés de 14-18 et veilla à ce qu’ils ne soient ni abandonnés ni rejetés par la société. Une riche américaine, pour remercier d’avoir récupéré son fils sain et sauf du front, fit don à l’association du domaine de Moussy le Vieux, lieu où beaucoup de ces malheureux purent se retrouver fraternellement et reprendre peu à peu goût à la vie…

Pas à pas, nous suivons la lente remontée d’Etienne et de ses compagnons de misère : Victor le manchot gouailleur, Gaston l’instituteur passionné de photo un idéaliste qui s’engagera dans les Brigades Internationales et ira se battre contre Franco et Clément, l’aristocrate délicat, poète à ses heures. La plupart de ces personnages attachants refont peu à peu surface grâce à un certain nombre de femmes telles la si peu chanceuse et si touchante petite Marie qui saura sauver Etienne…

Un magnifique roman historique rempli d’humanité et de solidarité très bien construit et documenté, très bien écrit (malgré quelques scories et coquilles de ci de là). Un style vivant (grâce à de nombreux dialogues), alerte et agréable à lire. Cette saga de petites existences brisées et raccommodées s’étale sur 22 années, de 1917 à 1939. On quitte le livre un peu triste en se disant : tant de souffrances, tant de gâchis et tout va recommencer : la deuxième guerre mondiale est déjà là.
L’histoire avec sa grande hache à abattre les figures humaines 9 étoiles

L’ouvrage commence par trois pages qui tiennent de l’absolu romanesque, suite à une mutinerie dans une escouade où le héros le lieutenant Étienne Duby s’est mis en avant. Reparti au combat, il devient gueule cassée:

« On observe que la cavité orbitaire est vide, laissant apparaître la naissance du nerf optique au fond de ce qui reste de l’os sphénoïde. Les muscles zygomatiques ont été sélectionnés, l’éclat a perforé le sinus et arraché la cloison gauche du nez, mettant le septum. La joue n’est plus qu’un trou béant sur la cavité buccale, le muscle buccinateur n’existe plus qu’au titre de vestiges, de même que la partie superficielle du muscle masséter et bien sûr de nombreuses dents manquent ».

Hospitalisé au Val de Grâce, où il subit de nombreuses interventions, il va rejoindre en 1921 le château de Moussy-le-Vieux où sont regroupées les gueules cassées. Ce domaine avait été donnée à l’association l’Union des blessés de la face (les gueules cassées) par une riche Américaine et l’on sait que les dirigeants de cette association furent parmi les acteurs de la fondation de la Loterie nationale, afin de pouvoir financer leurs œuvres.

Étienne Duby ne reprendra jamais son métier d’instituteur mais il retrouve des activités aux côtés de Clément l'aristocrate poète originaire de Fontainebleau, Victor le manchot gouailleur, Lucien paysan du Limousin joueur d’accordéon ou Gaston enseignant en primaire à la Belle Époque devenu passionné de photographie… Les artistes en vogue de l'Entre-deux-guerres sont cités Marlène Dietrich, Sacha Guitry ou Yvonne Printemps par exemple.

Étienne trouve sur son chemin une ouvrière Marie en 1923, celle-ci se marie mais devient veuve suite à un accident à la poudrerie où il travaille. C’est Marie qui doit lever beaucoup de réticences chez Étienne, ici elle s’adresse à son bébé devant le héros du récit:

« J’espère que tu ne seras pas aussi borné qu’Étienne, mon ange. Ta maman essaie de se faire belle à chaque fois qu’elle lui apporte un café auquel elle ajoute toujours une part de son meilleur gâteau. Elle a même accepté d’apprendre à lire afin d’être plus souvent près de lui. Et il ose demander s’il lui plaît ! Tu crois que je devrais dire franchement à ce garçon que je m’y suis beaucoup attachée ? Normalement, ce ne sont pas les femmes qui font ce genre de déclarations … »

Le récit nous amène jusqu’à l’Exode de 1940 après que les crises successives en matière de politique internationale nous soient rappelées (Anschluss, Sudètes, Espagne et Pologne). Voilà un roman historique fort, on pourra prolonger sa lecture par les séries de BD qui suivent "Gueules cassées" et "Pour un peu de bonheur".

JulesRomans - Nantes - 66 ans - 5 mai 2014