Pour parler d’André Comte-Sponville, s’il faut sans nul doute employer le mot de philosophe, on pourrait aussi, me semble-t-il, user de l’expression d’honnête homme. Esprit curieux de tout, notre homme ne dédaigne pas ces sortes de mondanité d’aujourd’hui que sont les plateaux de télévision et, d’une manière générale, les médias. Nous n’avons pas affaire à un philosophe en chambre, à un pensif penseur reclus dans une tour d’ivoire, et c’est tant mieux. Et quand il s’agit de philosopher, fort heureusement, nous n’avons pas davantage affaire à un jargonneur, mais plutôt à un passeur et à un penseur qui, sans perdre en rigueur, s’exprime de façon à être compris par le plus grand nombre. Ouf !
Venons-en donc au sujet de cet ouvrage publié en 2006. Dans son avant-propos, l’auteur s’inquiète d’un retour de la religion. Non pas de la spiritualité, ce qui, au contraire, le réjouirait, mais de la religion dans le sens le plus dogmatique du terme : « … le dogmatisme revient avec, trop souvent, et l’obscurantisme, et l’intégrisme, et le fanatisme parfois. » À en juger par l’état du monde aujourd’hui, on ne peut pas dire que les choses se soient arrangées, bien au contraire.
Voilà donc un livre qui n’a rien perdu de sa pertinence. Que l’on soit athée, comme l’auteur, ou, au contraire, croyant, on ne perdra rien à le lire, et à le lire attentivement, sans craindre quoi que ce soit. Pour le croyant, me semble-t-il, ce devrait aussi nécessaire de se confronter aux raisonnements et aux arguments d’un athée que de s’enivrer de livres de théologie.
« J’ai été élevé dans le christianisme, rappelle André Comte-Sponville. Je dois à cette religion, donc aussi à cette Église (en l’occurrence la catholique), une part essentielle de ce que je suis, ou de ce que j’essaie d’être. » Tout en ne reniant rien de ce qu’il a reçu, notre philosophe, devenu athée, n’en reste pas moins désireux de spiritualité, non seulement désireux mais vivant, expérimentant une spiritualité. « La spiritualité, écrit-il, est une chose trop importante pour qu’on l’abandonne aux fondamentalistes. »
Quelle peut donc être la spiritualité d’un athée ? Voilà un sujet qui ne manque pas d’intérêt, tout en, je le dis au passage, invitant les croyants à faire preuve d’humilité : la spiritualité n’est pas leur apanage. D’ailleurs, si André Comte-Sponville reconnaît une forme de dette envers le christianisme, quand il s’agit de spiritualité, c’est bien davantage aux sagesses et aux traditions de l’Asie, de l’Inde ou de la Chine, qu’il se réfère.
Pour argumenter sa position, André Comte-Sponville pose trois questions qui forment les trois grands chapitres de son ouvrage : Peut-on se passer de religion ? Dieu existe-t-il ? Quelle spiritualité pour les athées ?
À la première question, André Comte-Sponville répond en commençant par rappeler, très justement, qu’aucune religion ne nous dépasse, chacune d’entre elles étant une construction humaine. Sans vouloir faire de prosélytisme athée, l’auteur en vient à expliquer que, si l’on ne peut se passer de communion ni de fidélité ni d’amour, on peut cependant vivre, et vivre bien, sans religion. « Ce qui fait la valeur d’une vie humaine, écrit-il, ce n’est pas la foi, ce n’est pas l’espérance, c’est la quantité d’amour, de compassion et de justice dont on est capable. » N’y a-t-il pas là quelque chose de juste ? Relisons, si besoin est, Matthieu 25 ! À titre d’anecdote, Comte-Sponville raconte la surprise qu’il eut, à la fin d’une de ses conférences, lorsqu’un prêtre vint le trouver pour lui signifier son total accord avec ses propos.
Pour ce qui concerne la deuxième question, bien sûr, pour Comte-Sponville, la réponse est non, Dieu n’existe pas. Mais encore faut-il étayer cette conviction. Pour ce faire, le philosophe rappelle, très justement, la faiblesse des « prétendues » preuves de l’existence de Dieu ? Elles ne peuvent convaincre que ceux qui le sont déjà. Cela étant, on ne peut pas davantage, Comte-Sponville le sait, prouver l’inexistence de Dieu. Reste l’expérience ou plutôt, pour ce qui concerne l’athée, l’inexpérience. « Dieu ne m’a jamais rien dit », affirme notre philosophe, qui rappelle, d’une part, la tradition, si l’on peut dire, du « Dieu caché » dont parlent volontiers les croyants, et d’autre part, l’inclination de ceux-ci à ne parler de Dieu qu’en faisant de l’anthropomorphisme. Reste, bien évidemment, l’argument ultime, celui de l’existence du mal, auquel aucune réponse satisfaisante ne peut être apporté.
Enfin, et c’est peut-être le chapitre le plus intéressant, le plus singulier du livre, André Comte-Sponville affirme sans ambages et avec conviction sa vie spirituelle. Non, la spiritualité n’est pas réservée aux croyants : « Ne pas croire en Dieu, ce n’est pas une raison pour s’amputer d’une partie de son humanité. » Il s’agit donc de témoigner d’une spiritualité réelle, quoique sans surnaturel ni transcendance. Cette spiritualité touche à la mystique, elle est confrontation au mystère de ce qui est. Pour étayer son propos, Comte-Sponville ne se contente pas d’enfiler des arguments comme des perles, mais parle d’expérience, témoigne de son vécu, ce qui donne beaucoup de poids à ses affirmations. Lui-même a connu, expérimenté, à quelques reprises, la mystique sans Dieu, « la présence éblouissante de tout ». De telles expériences, rares et d’autant plus précieuses, on ne peut parler qu’en balbutiant et, cependant, il faut essayer de trouver des mots et des phrases pour en rendre compte. Au moment de l’expérience mystique, tout est aboli, le langage, l’ego surtout, il n’y a plus que « la plénitude du réel ». « Rien de plus difficile, métaphysiquement, à penser. Rien de plus simple, spirituellement, à vivre. » Cette expérience, qui rappelle, entre autres, celle de la fameuse nuit de feu de Pascal, les uns y trouvent un amour qu’ils nomment Dieu quand d’autres se perdent dans un « sentiment océanique » sans besoin de Dieu. Comte-Sponville observe d’ailleurs que les mystiques chrétiens eux-mêmes (Maître Eckhart par exemple) ont parfois eu maille à partie avec leur Église : Leibniz ne remarquait-il pas qu’on trouve chez les mystiques des « passages entièrement hardis (…) inclinant presque à l’athéisme. » Ce n’est pas faux. En fin de compte, qu’on y mette Dieu ou non, comme l’écrit, au final, Comte-Sponville, « nous sommes déjà dans le Royaume : l’éternité, c’est maintenant. »
Poet75 - Paris - 68 ans - 23 mars 2025 |
Comte-Sponville pose bien la question de la spiritualité pour un athée en explorant d'abord la portée du besoin de religion dans nos civilisations, puis la question centrale de l'existence de Dieu. Ensuite seulement peut-il aborder l'expression de la spiritualité sans dieu.
Son propos n'est pas dogmatique; il réprouve tout fanatisme ou intégrisme autant athée que religieux. C'est la raison qui anime son cheminement, mais il sait en reconnaître les limites. Il reste quand même un ensemble de démonstrations qui, malgré l'impossibilité fondamentale de trancher la question, sont en mesure de susciter l'adhésion. Sur ce point, sa discussion sur la position de l'agnostique en regard de sa définition de l'athée est éclairante. Après Kant, ses distinctions sur les niveaux de créance (citation p. 82) génère une réflexion propre à modifier mes positions, du moins sémantiquement. Puisque en ce domaine, on ne peut savoir, que représente l'opinion qu'on peut se faire? Où nous situe-t-elle idéologiquement ?
Il résout la question de notre appartenance à notre civilisation judéo-chrétienne en proposant la fidélité: la transmission des valeurs familiales, civiques, culturelles. < C'est en étant culturellement conservateur qu'on peut être politiquement progressiste > (p. 41) Cette fidélité appelle une communion au sein de la société, un humanisme et mène finalement à l'amour qui est .
Une spiritualité plus mystique, dans la dernière partie, fait appel à des expériences personnelles intenses qui , par delà les religions, font se rejoindre tous les mystiques. Cette section s'avère toutefois d'une lecture plus difficile tant ce type d'expérience se prête mal à la communication et au partage. J'en retiens une communion intense avec l'infini de la nature et de l'univers vécue comme une extension du moment présent transformé en éternité.
Quelques citations:
P 12: La spiritualité est une chose trop importante pour qu'on l'abandonne aux fondamentalistes.
P 18: Le besoin de croire tend à l'emporter presque partout sur le désir de liberté.
P 21: La perspective de l'enfer est plus inquiétante que celle du néant.
P 41: Alain en France et Hannah Arendt aux États-Unis l'ont bien montré: c'est en transmettant le passé aux enfants qu'on leur permet d'inventer leur avenir; c'est en étant culturellement conservateur qu'on peut être politiquement progressiste.
P 61: Sapere aude, comme disait Kant après Horace et Montaigne: ose savoir, ose te servir de ton entendement, ose distinguer le possiblement vrai du certainement faux.
P 69: Ce qui fait la valeur d'une vie humaine, ce n'est pas la foi, ce n'est pas l'espérance, c'est la quantité d'amour, de compassion et de justice dont on est capable.
P82: Kant dans la Critique de la raison pure distingue trois degrés de créance ou d'assentiment: l'opinion qui a conscience d'être insuffisante aussi bien subjectivement qu'objectivement; la foi qui n'est suffisante que subjectivement, non objectivement; enfin le savoir qui est suffisant aussi bien subjectivement qu'objectivement.
P136: Dieu est trop désirable pour être vrai; la religion trop réconfortante pour être crédible.
Angreval - Brossard - 78 ans - 10 avril 2014 |