Senryûs du silence
de Marcel Peltier

critiqué par Kinbote, le 21 décembre 2006
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
La tentation du silence
Comme l’écrit Daniel Py dans sa préface, Marcel Peltier fait dans ce nouvel ouvrage « œuvre novatrice ». Comme d’habitude, un livre de Marcel Peltier est le résultat d’un travail de recherche, l’élaboration d’une nouvelle formule. Cette fois, il pousse jusqu’à ses retranchements le genre du senryû (entreprise commencée avec « La vie ordinaire », chez le même éditeur) pour en extraire une forme inédite sur deux lignes qui ménagent entre elles un espace vide de silence, de méditation.

« Longtemps

au pied de cette tombe inconnue »

Il invite son lecteur à ménager cette pause qu’autrement il négligerait. Par là même il met à contribution le lecteur, destinataire autant que coauteur du « poème » qu’il lit. Dans le non-dit, le lecteur injecte son vécu, il complète les espaces vides mais néanmoins nourris de mots déclencheurs. Ainsi peut-on dire que Marcel Peltier joue sur les bords du vide, animant le pourtour du puits dans lequel le lecteur va retirer la matière de son ressenti.

« L’éclair rouge

ses yeux fantastiques »


« Le complice

le moteur tourne »

L’auteur rappelle dans la postface que le haïku est d’abord écrit pour être dit sur une seule respiration et disposé au départ sur une ligne. Le travail de concision est parfois porté à ses limites, concentré en un seul vers, atomisé, quantifié, au sens de quantum d’énergie.

« Le couloir de la mort »

Mais pas toujours, comme ici où des mots débordent du cadre, pour montrer qu’il n’est pas immuable.

« Cana

Les bombes
ne se sont pas transformées
en vin »

Marcel Peltier traque la présence. Moins « hors des mots » qu’entre les mots, car il sait ce paradoxe qu’en matière de littérature, par définition, le silence ne peut être amené que par le mot. Quitte ensuite à le laisser prendre, s’épandre entre les vocables.
« L’économie de mots. Le mot juste. » Écrit-il dans la postface. Court tout le long du travail de Peltier cette volonté d’inachèvement, le souci de ne pas tout noircir ou colorer, de laisser émerger le blanc.

« Le geste lent

le bruit de la page tournée »

Aucune transcendance (chère à certain éditeur de poésie, comme il aime le souligner) ne vient creuser ce bloc-notes d’instants captés.
A la question : « Qu’y a-t-il derrière le miroir ? », « Je m’en moque » est sa réponse. La seule réalité est celle saisie par le regard et transcrite par les mots du senryû. Sur ce qu’on ne voit pas, aucune conjecture : le simple aveu d’ignorance, sans sous-entendu édifiant.

« Derrière les façades

un autre monde inconnu »

Cette « technique » entraîne la fulgurance du troisième vers. Sanctionnant une réalité d’autant plus claire, incontestable, qu’elle naît d’un rien et fait - souvent - la part belle à l’article défini. Ce n’est plus, introduit par le premier vers, un phénomène aléatoire qui survient mais une évidence marquée du sceau de l’étonnement, de la surprise.

« Visages dans la foule

tes yeux »


« Quatre notes répétées

la sébile vide »

Le senryû est le lieu par excellence de l’ironie à l’égard des puissants, des travers et vanités de ceux qui paradent, s’offrant au regard des autres comme à leur jugement. C’est le lieu de l’ironie par rapport à soi, à ses ridicules, à ses prétentions, une petite thérapie de recentrement sur les choses essentielles et pérennes, qui n’exclut pas le sens du détail, au contraire. L’ego est, dans le senryû, renvoyé à l’environnement, au continuum-temps, au cosmos. De ce contact incongru, mais bienvenu, naît la brutalité de l’image qui (r)éveille, l’étincelle allumant aussi bien un silence qu’un sourire.

« Guerre des tranchées

la pose de canalisations »


« Assemblée générale du parti

bêlements »


« Le chocolat colle au palais

contre-indiqué pour le roi »

Si Marcel Peltier a pu mener à bien ce travail, c’est aussi grâce à l’éditeur qui lui a permis d’épandre ses senryûs, sur plus de trois cent pages, à raison d’un par page et sur du papier recyclé, comme un hommage à cette nature qui récrit sans cesse son histoire sur le même support.

« Salle d’attente remplie

le silence »


« Un petit cercueil blanc

le silence »

Marcel Peltier cite ici et là Kerouac, Guillevic, Valéry, Mallarmé, Nietzsche. Tous ont travaillé entre autres la forme brève qui est celle approchant le plus ce silence qui est, selon Valéry, l’étrange source des poèmes. Et leur aboutissement car, au fond, comme le suggère une citation de Hofmannsthal, toute chose est vouée à disparaître et à rejoindre le domaine de l’oubli. Pas avant toutefois d’être apparue dans toute sa puissance expressive.

A la fin de l’ouvrage, Peltier opère un basculement de genre (à découvrir), sensé montrer que le resourcement du haïjin ne peut s’opérer qu’au contact de la nature.
Marcel Peltier est hanté par le dernier terme, le point ultime ; par, en art, le carré rouge de Malevitch qui clôt une série pour en commencer une autre, façon de réactiver le besoin d’infini au feu des origines.

« Fin de séance

nos ombres mêlées au générique »
Senryûs du silence : un regard d'humanité 10 étoiles


Pour ceux qui ne seraient pas familiers du genre, le senryû est un petit poème venu du Japon, voisin du haïku mais se différenciant de ce dernier en ce qu’il est centré sur l’homme et le genre humain. Le senryû s’écrit traditionnellement sur 3 lignes.

Les senryûs présentés par Marcel Peltier dans son dernier recueil : « Senryûs du silence » publié par les Editions Chloé des Lys, ne dérogent pas à cette forme : ils sont eux aussi écrits sur3 lignes, avec toutefois cette particularité fondamentale que leur 2ème ligne ne comporte aucun mot :

"Le signet placé

éteindre la lampe de chevet"

Loin d’être un artifice littéraire, ce « vers blanc » marque un vrai silence (au sens musical du terme) ; une pause par laquelle l’auteur nous invite à suspendre notre lecture pour mieux percevoir / ressentir les premiers mots de son poème (la mise en situation), avant de poursuivre et d’en découvrir la seconde partie (la « chute »). Et plonger dans un autre silence.

Dans une forme de poésie constituée par nature de très peu de mots, Marcel Peltier s’offre le luxe de ce vers blanc et nous montre par là qu’il n’est pas besoin de grands discours pour nous faire voir, saisir, toucher, partager tout ce qui lui (nous) tient à cœur. Il sait pour cela choisir avec soin les quelques mots de ses senryûs et leurs silences, matérialisant par là son évolution vers une écriture de plusen plus épurée et minimaliste. Un dépouillement que renforce encore la présentation de son ouvrage : un unique senryû par page où le vers blanc fait écho à tout le banc ntourant le poème.

"Mon chien

sous la pierre bleue"

Mais au-delà de la forme, il faut encore (et surtout) souligner la justesse avec laquelle Marcel Peltier nous donne à voir ses contemporains et le monde qui nous entoure, en nous renvoyant ainsi à nous mêmes. Rien ne lui échappe de nos travers, de nos grandeurs, de nos mesquineries, de nos quotidiennetés. Tout est dit avec humour et tendresse, mais aussi avec force et ironie parfois. Tout (en si peu de mots …) nous donne à penser.
Un vrai regard d’humanité.

"Son poisson rouge

tourne aussi en rond"


"La nuit du moustique

assoiffé autant que moi"


"Allongée

la jambe hors du lit"


"Ils vivent à Monaco

d’autres sous des cartons"

Haijin59 - - 65 ans - 21 décembre 2006