La corde de mi
de Anne-Lise Grobéty

critiqué par Sahkti, le 20 décembre 2006
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
Recomposition d'un passé décomposé
La corde de mi, outre la corde indispensable au violon, c'est ce lien fragile entre un homme et son passé, entre un père et sa fille, entre un luthier et le monde extérieur, entre deux frères, entre une mère et ses enfants, entre le monde de la folie et celui du silence... entre tellement d'éléments.

Luce est fille de luthier, elle entreprend de raconter ses rares souvenirs en les collationnant avec des carnets découverts tardivement chez son père hospitalisé. Un nouveau monde s'ouvre à elle, sa vie se dessine avec un éclairage différent, pas forcément flatteur mais indispensable à son épanouissement. Parce que son père, Marc-Gaston, Luce ne le connaît finalement presque pas. Un étranger pour elle, qu'elle aime et déteste en même temps.

Par des passages incessants entre le passé et le présent, à travers des notes personnelles, des souvenirs, des histoires racontées et des observations, Anne-Lise Grobety s'installe progressivement, à pas feutrés mais affirmés, dans la vie de ses personnages, des êtres meurtris par le temps qui cachent leurs souffrances sous des airs bourrus ou fragiles.
Le roman peine un peu à démarrer, mélange de confusion et d'indécision. A l'image de Luce qui tente de recomposer une vie qui lui échappe et ne sait trop comment faire ni ou aller. Puis petit à petit, chacun prend sa place dans le décor et évolue sur la scène de l'existence. De quoi créer un attachement croissant pour chacun d'eux, avec une préférence de ma part pour le personnage de Rémi, ce frère autiste qu'on enfermera pendant de longues années, parce que sa différence fait peur. Un frère auquel Marc vouera toute sa vie un amour invisible et qu'il tentera d'initier aux mystères du monde intérieur. Cela donne de superbes passages de connivence et de tendresse.

"Et quand il a été suffisamment proche de son oreille, il a commencé à lui débiter son bourlinguage de mots. Parti de Rio, parce que ça sonne bien, un peu comme rions, il descend la côté d'un côté, remonte de l'autre, ou le contraire parce qu'il ne se souvient plus bien de tout par coeur; d'abord l'Amérique du Sud, puis gagnant celle du Nord jusqu'à l'extrême bord du continent où il annonce Alaska et autres froides réjouissances... C'est comme ça qu'il s'est mis à lui interpréter sa suite pour cordes vocales en lieux majeurs, monts, vaux, fleuves, tout y passe, il y mettra le temps qu'il faudra pour faire le tour du monde, lacs, mers, détroits, caps, pics, péninsules, villes immenses à l'assaut des chiens de prairie!" (page 104)

Enormément de puissance dans ce livre, symbole de la force du ressentiment de chacun. Tout semble d'ailleurs lié sur ce point. Marc se désintéresse-t-il de sa fille par peur de vivre une nouvelle rupture affective, comme celle qu'il a connue avec son frère? Par peur de trop aimer et de souffrir encore? Parce qu'il a lui-même dû se battre pour être accepté et apprendre le violon? Parce que sa mère l'a étouffé et qu'il veut éviter cela? Les raisons du détachement apparent de Marc sont nombreuses, complexes et simples à la fois. Tout comme les motifs de l'insistance de Luce qui veut tout savoir de son père, quitte à briser la frontière des silences et des non-dits familiaux.

Le roman prend réellement son envol, à mes yeux, lorsqu'on pénètre dans l'univers musical, dans le monde des violons chers à Marc. La musique, omniprésente, celle qui rattachera Rémi à Marc. Qui permettra à Marc de s'enfermer dans un cocon de douceur. Qui sera son ultime témoignage d'amour envers Luce, grâce à un étui bleu nuit caché depuis de longues années.
De belles pages empreintes d'un amour dévastateur et douloureux.