Présent ?
de Jeanne Benameur

critiqué par Laure256, le 27 octobre 2006
( - 52 ans)


La note:  étoiles
Du baume au coeur
Encore un roman sur l'Education Nationale qui va mal, me direz-vous, c'est pas en les démultipliant [les romans] qu'on va régler le problème. Oui. Mais non ! C'est bien plus que cela. C'est une leçon d'éducation magnifique. Je me suis laissée emporter par les mots, les phrases simples et si belles de Jeanne Benameur, qui enveloppent le lecteur d'une grande douceur, là, dans ce décor de collège de banlieue parisienne ni pire ni meilleur qu'un autre alentour.
Ce roman, c'est du baume au coeur pour l'hiver et pour toutes les saisons, c'est une foi en l'homme (l'humain, qu'il soit élève ou prof) et en l'école inouïe. Débordant d'empathie quand il nous fait vivre les émotions des uns et des autres, de la petite prof de SVT qui bat des records d'absentéisme parce qu'elle est loin de son amoureux, de sa Bretagne et de la mer, et qui n'arrive plus à affronter les élèves, de D., l'élève qu'on dit violent mais qui reprend confiance en lui et se découvre dans l'atelier d'écriture de la documentaliste, Madison l'élève qu'on condamne d'avance parce qu'elle n'entre pas dans les cases des notes alors qu'elle est talentueuse en dessin, bref, profs, élèves, conseillers d'orientation, ATOS (les personnels de service), tous ont ce fond d'humanité qu'il est beau de percer, et ce livre y réussit merveilleusement. Bien sûr il y a quelques aigris qui le resteront, ressassant leur fiel, mais au final de ce conseil de classe de 3ème à la fois drôle et dramatiquement tendu, on ressort avec une croyance inébranlable en l'école et tous ceux qui la font.
Alors bien sûr... c'est un roman. Une fiction optimiste et passionnée. Mais on a farouchement envie d'y croire ! Parce qu'il y en a encore, des profs ou des personnels qui y croient, qui continuent d'aimer leur métier et d'y mettre toute leur énergie, alors on se doit d'y croire avec eux.
Un superbe roman 10 étoiles

Nous sommes dans un collège de banlieue le jour du dernier conseil de classe, conseil qui sert d’orientation pour une classe de 3e. Là va donc se jouer la décision de l’avenir des élèves de cette classe : voie de garage ou voie royale ? L'action se déroule en une seule journée. Nous suivons au fil des heures la Principale, Marie-Claire Devert, plusieurs enseignants, Paul Aubin, le professeur d'histoire-géo à l'orée de la retraite, le professeur de français, Luc Masson, la professeur de SVT, Valérie Lavalette, la professeur principale, Inès Régnier, le conseiller d’orientation, Étienne, quelques parents, le personnel de service (ATOS) et le «factotum» qui connaît tous les tours et détours et possède les précieuses clés, la documentaliste, Laurence Pascalet, et bien sûr quelques élèves, dont les deux délégués de classe, Aminata, fille d'immigrés et Laurent, fils d'un boucher lui-même délégué des parents. L'auteur nous promène en long et large dans le collège, au gré des heures de cours, des récréations, des pauses en salle de professeurs ou à la cantine, et enfin pendant le conseil de classe et ses suites. Chaque personnage est suivi dans ce qu'il a d'humain (ou d'inhumain) en cette toute fin d'année scolaire.
La vie est éprouvante ici, car le collège est en zone difficile et les moyens ne suivent pas : "l'argent ira là où tout va bien et on laissera crever un peu plus les lieux difficiles, ceux où on a justement tellement besoin de ce qui est jugé « annexe ». Mais que veut-on faire de ces enfants ? On veut les rendre encore un peu plus violents ? Encore un peu plus largués dans un système qui ne veut rien voir de ses failles ?", s'interroge le personnel. La principale s'en inquiète et fait ce qu'elle peut, elle qui se pose des questions sur sa propre vie, elle qui a refusé vingt ans plus tôt une voie peut-être meilleure, en tout cas différente :elle a "laissé filer l'homme qu'elle aimait, seul, a refusé de le suivre à l'autre bout du monde. Il était photographe. Elle avait peur de la vie trop précaire qu'il lui offrait. Elle n'a jamais cessé de le regretter mais voilà, elle s'était mise à l'abri. De quoi ? Du désir ? Est-ce raisonnable de se mettre à l'abri de ce qui fait vivre ?" Au fond, elle s'est fait une raison.
Le prof de français, lui, n'arrive plus à lire chez lui, submergé par le flot de copies à corriger. Il reste dans sa classe et se plonge dans un livre lors des récréations, plutôt que d'aller en salle des profs entendre des jérémiades. Et ce jour-là, après tout c'est la fin de l'année, il peut bien sortir du programme et montrer enfin ce qu'il aime, quand les élèves rentrent, surprise. Le prof reste debout, appuyé sur le bureau, il ne fait pas le sacro-saint appel, mais il entame, devant les élèves médusés et bientôt captivés, une lecture à haute voix : il leur lit La métamorphose, de Kafka. Il sait que lire, "c’est laisser des images se former à partir des mots choisis par les auteurs", et que ce qui manque le plus à ces jeunes, saturés de bruits, d'images imposées par la pub, internet, la télé, les portables ("La téléphonie illimitée, l'Internet illimité... on paye des forfaits et en avant, plus d'espace plus de temps, on peut se croire libre. De parler et parler encore. Communiquer comme ils disent tous. On est juste autorisé à bavarder sans fin. Il suffit de payer"), c'est de former leur propre imagination. Il sait aussi que ces jeunes n'arrivent plus à communiquer avec leurs parents. Il leur dit que Kafka n'y arrivait pas non plus, qu'il a écrit pour lui-même une Lettre au père, que l'écriture, ça sert aussi à ça. Et justement, ça déclenche chez quelques élèves le désir d'aller chercher au CDI le livre.
Or, dès la fin du cours, D., l'élève le plus difficile, toujours prêt à en découdre pour un mot ou un regard, déboule au CDI. La documentaliste, qui croit à ce qu'elle fait, ne cesse de penser que ces jeunes ne sont pas mauvais : "ce n'est pas de haine qu'il s'agit. La haine anime une intention. Elle s'adresse à l'autre. Ici c'est la rage qui est à l’œuvre. La rage dit quelque chose en soi qui ne trouve pas d'issue." Justement, elle s'apprêtait à commencer un atelier d'écriture, avec des élèves de toutes classes volontaires. Elle réussit à convaincre le jeune D. d'y participer. Ici, pas de notes, lui dit-elle, on écrit ce que l'on veut, on n'est pas obligé de le montrer aux autres, et si on bute sur l'orthographe, il y a tous les dictionnaires qu'il faut. Découverte pour D., venu chercher la fameuse Lettre au père. Lui, le bagarreur, accepte le défi du thème proposé (le « labyrinthe »), il arrive à écrire et il reprend confiance en lui.
Laurence Pascalet croit à la vertu de l'écriture et de la littérature : elle a même fait découvrir la lecture à une des dames de service qui vient de temps en temps lire au CDI (impossible chez elle, son mari ne comprendrait pas !). Si Laurence a choisi ce métier, c'est qu'elle ne veut pas laisser les coups remplacer le langage : "Ce que les élèves trouvent ici c'est autant de gagné pour la suite de leur vie. Ça va bien au-delà des programmes. Quand elle leur lit les textes des auteurs les plus difficiles, elle sent qu'elle aussi a gagné." Elle pense d'ailleurs qu'il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs : "Si on met la maîtrise de la langue comme sentinelle à la porte, on se trompe. On arrête le processus. Les élèves n'osent plus employer certains mots par peur de ne pas en connaître l'orthographe. On fait le travail à l'envers. Ils restent dans le champ de la centaine de termes connus. Ils n'apprennent rien." Et ils apprendront s'il trouvent du sens.
La jeune prof de SVT, elle, a raté son année, qui était sa première. Elle ne supporte plus d’aller au collège : elle a perdu définitivement confiance en elle, elle n’a aucune autorité sur les élèves, et s'absente le plus souvent qu'elle peut. Elle ne comprend pas ces jeunes sans repères et sans désir d'apprendre : "Son monde à elle est si loin du leur. Elle n'a pas eu les mêmes repères qu'eux. Elle a aimé ses profs qui lui faisaient découvrir un monde auquel, chez elle, elle n'avait pas accès. La connaissance, les livres, la réflexion". Sa seule ressource, ce sont les visites de son amoureux, encore à l'université, malheureusement lointaine, et avec qui elle ne peut passer qu'un week-end sur deux. Et la mer, la Bretagne et ses ciels, près de quoi elle a passé sa jeunesse, lui manquent. La banlieue, le béton l'étouffent.
Le conseiller d'orientation-psychologue souhaite le mieux pour chacun des élèves. Par exemple, Madison, cette élève quasiment nulle dans presque toutes les matières, et qui passe tout son temps, même pendant les cours, à dessiner, à croquer les professeurs, on doit pouvoir la sauver, lui permettre un jour d'entrer dans une école d'art, pour parfaire son talent. Mais voilà, le professeur d'arts plastiques ne viendra pas au conseil de classe, son avis ne compte jamais, dit-il. Madison est pourtant l'élève la plus douée qu'il ait jamais eue. Et le conseiller, comme la documentaliste, pensent que, comme la littérature, l'art est tellement important dans la vie. Ils se souviennent du roman de Kazantzaki, Alexis Zorba : "Il ne viendrait à l'esprit de personne de se dire qu'on va à l'école pour apprendre à danser, à chanter, à peindre. Pourtant. Que fait Zorba quand son enfant meurt ? Que fait-il pour continuer à vivre ? Il tape son talon sur la terre, il lève les bras au ciel et il danse. Tout le désespoir du monde entraîne son corps, le soulève, le fait retomber dans la poussière, et recommencer. Il danse la mort de son enfant. Sans l'art un être humain peut crever de douleur. Pourquoi les matières artistiques alors ne sont-elles pas au cœur de tout lieu d'enseignement ?" Enfin, le conseiller d'orientation en a marre d'être considéré comme un homme à chiffres : "Tout ce qui se passe ici, c'est complexe, passionnant, parce que c'est de la vie en transformation, et on voudrait les ratatiner en statistiques imbéciles ?", parce que c'est ce que réclamé l'administration. On est dans l'humain, que diable : "Trop d'élèves sont dans des situations si intenables qu'ils n'arrivent plus à rien. Les préoccupations d'une vie de misère, ça occupe tout. Plus de place dans la tête pour un petit espace vide, celui qui accueillerait le savoir."
Tous deux, le conseiller, la documentaliste, rejoints d'ailleurs par quelques profs, ont une vision ouverte de la vie, et subodorent qu'il faut la communiquer, cette vision à ces élèves paumés et indisciplinés : "Ne soyons pas raisonnable. Surtout pas. Quand il s'agit de choisir pour quoi on va se lever chaque matin, il ne faut pas être raisonnable, il faut être un vrai rêveur de sa vie." Laurence en particulier pense aux pouvoirs de la littérature et du rêve : "Avec la force des rêves, on va. Et si on n'atteint pas le rêve, cela n'a pas d'importance parce qu'on a tout de même fait du chemin et en chemin on rencontre, parfois on se rencontre soi-même, et c'est ça, œuvrer pour vivre."
Jeanne Benameur, dont j'avais beaucoup apprécié Les demeurées et Les insurrections singulières, signe ici un roman magnifique, bouleversant, d'une vérité tranchante. Elle-même fille d'immigrés, fut professeur de lettres et sait de quoi elle parle. Le roman est construit en petits tableaux assez courts qui nous font entrer peu à peu dans la tête de chacun de ces enseignants, du personnel ATOS (très beau portrait du « factotum » et de sa femme), de quelques parents (oh, cette mère d'élève qui regrette presque que son fils soit bon élève ce qui va inexorablement l'éloigner d'elle : "elle aime regarder le monde de cette fenêtre. Elle lève les yeux vers le ciel et se demande pourquoi son mari ne veut pas que leur enfant ait la même vie qu'eux. Est-ce que leur vie ne vaut rien ?") et aussi des élèves.
On est souvent dans l'empathie, dans l'émotion, dans la sensation, dans le vécu intérieur, dans le concret. On sent que tout est prêt à exploser, et effectivement, les chapitres consacrés au conseil de classe font se nouer les tensions : la prof de SVT démissionne, les professeurs humanistes, soutenus par la documentaliste et le conseiller d'orientation, ceux qui n'ont pas encore baissé les bras et se gardent de porter un jugement définitif, prennent le parti des élèves difficiles, la rigide professeur principale doit se soumettre à leur vision plus humaine des choses, et à ne pas décider abruptement de la vie future de ces jeunes. Les dernières pages nous montrent pourtant que l'émeute éclate, et que des élèves du collège y participent. Au fond, la violence trop longtemps cachée qui se manifeste là, est celle de ceux qui ne savent pas s’exprimer – ou mal, de ceux qui sont mis au rancart, des naufragés de la vie. Présent ? est un roman écrit avec l’énergie du désespoir, avec la générosité aussi de ceux qui n'acceptent pas la fatalité et qui désirent combattre l’humiliation. C'est très beau.

Cyclo - Bordeaux - 78 ans - 2 avril 2014