Un monde ailleurs
de Stewart O'Nan

critiqué par Heyrike, le 18 septembre 2006
(Eure - 57 ans)


La note:  étoiles
Les vies secrètes
La famille Langer quitte Galesburg pour rejoindre le père de James qui est malade. Leur couple a été mis à mal par la récente liaison de James avec une de ses étudiantes. Aux disputes et aux mensonges a succédé un immense désert peuplé de non-dits. C'est la guerre, leur fils aîné, Rennie, est parti se battre dans le pacifique. Jay, le fils cadet, une fois les journaux livrés, passe son temps à visionner des films de guerre où il croit voir Rennie mourir encore et encore. La nuit tout n'est que cauchemar, son père est là chaque fois pour le rassurer. C'est aussi le temps des premiers émois amoureux et de la découverte d'un monde où règne le chaos. Chaque jour il perçoit les signes de cette guerre, dont on n'entend jamais le moindre bruit, qui se déroule loin là bas, tout comme ceux du conflit, tout aussi silencieux, qui oppose ses parents.

Objecteur de conscience, Rennie a été envoyé dans un camp de travail. Sa décision a été interprétée comme une trahison par les habitants de Galesburg, toute sa famille a eu à en souffrir. Jusqu'au jour où, apprenant la mort de son meilleur ami au combat, il décide de s'enrôler comme infirmier. Ainsi le sang qui coulera entre ses doigts ne sera pas celui de la mise à mort, mais le témoignage de sa lutte pour sauver des vies. Son épouse, enceinte de plusieurs mois, décide de partir à son tour travailler dans une usine d'armement, loin de tous.

James est très affecté par la situation qui l'a conduit à s'éloigner de sa femme. Il souhaite trouver le chemin conduisant au pardon. Anne, de son côté, a été profondément blessée par l'acte de trahison de son mari, l'idée même du pardon lui semble inconcevable. Aussi lorsqu'elle rencontre Martin, à l'antenne médicale de l'armée où elle s'est engagée comme infirmière, elle se lance à corps perdu dans une liaison fulgurante.

Le temps s'écoule lentement, le père de James se meurt, Rennie est porté disparu, Jay guette une jeune voisine invisible, James et Anne tentent de surmonter leurs peurs, tout en espérant reconstruire une nouvelle vie sur les ruines de l'ancienne. La femme de Rennie se raccroche à la vie grâce à l'enfant à naître. Tous attendent des nouvelles de Rennie.

Dans ce magnifique roman, l'auteur étudie le mécanisme des fils, reliés à l'éternel invisible, qui animent les individus. Ces fils que le hasard parvient parfois à emmêler harmonieusement, cristallisant les rêves des êtres ainsi unis, jusqu'au jour où l'usure du temps les démêlent violemment, entraînant la chute des corps et des esprits. Les personnages font le constat que l'interprétation des événements qui exercent une attraction sur leur vie se limite le plus souvent à la capacité de perception de leurs sens. Que le reste se dilue dans l'espace qui les sépare des autres ; le contact physique ne pouvant suffire à résoudre l'équation de cette énigme qui les assaille jours et nuits. Tout bouge, mue, parfois cela ressemble aux rêves et aux promesses qu'ils font, pour soudain devenir ce qu'ils rejettent le plus, laissant les joies et les peines chuter pêle-mêle dans un immense gouffre. Chacun fait l'amère expérience que son monde n'est qu'une chimère conçue pour mieux supporter celui des autres, devenu inaccessible. Bien qu'ils affrontent leur sort avec courage et résignation, ils espèrent malgré tout trouver celui ou celle qui les soulagera de ce sentiment oppressant qui pèse sur eux à chaque instant. Mais comment initier le partage avec l'autre, lorsqu'on chemine seul dans un monde ailleurs, placé hors de porté de ceux qu'on aime le plus.

Un roman à plusieurs voix, très bien écrit, qui explore avec justesse les sentiments les plus intimes d'individus confrontés aux désordres de la solitude et du regard des autres.


Extrait :
La fanfare s'arrêta au carrefour […] Il essaya de fermer la bouche, comprimant ses fausses dents jusqu'à ce qu'elles lui fassent mal aux gencives, mais cette fois encore il n'y eut pas de miracle, et il pensa désespérément à la bouteille, dans la boite à gants. […] Les applaudissements se firent plus nourris, puis, lorsqu'il fut en vue, baissèrent d'intensité – comme si sa simple présence avait un effet paralysant – et s'élevèrent à nouveau, deux fois plus sonores. Des doigts accusateurs se pointaient sur lui, montrant les marques visibles de son courage, de sa culpabilité, de sa stupidité. Sa blessure. […] à présent il les avait de chaque côté, le lent défilé des regards, de pitié et d'admiration, de peur, de dégoût, de gratitude. […] Rennie fut frappé d'entendre dans leurs acclamations une solennité et un respect excessif qui n'avaient rien d'hypocrite et, de ce fait même, n'en étaient que plus douloureux. […] Il représentait le sacrifice, les reliques du Saint […] leurs fils, leurs terreurs, leurs souhaits, incarnait dans une chaire atroce. Ils semblaient se nourrir de son visage, comme lui, à bord de son navire, absorbait avec avidité les images de Rita Hayworth ou Gene Tierney.[…] Le colonel leur avait déclaré :"certains d'entre vous ne reviendront pas", et Burger avait qualifié ses paroles de conneries. A présent, Rennie ne savait très bien à quoi s'en tenir. Certaines conneries ne pouvaient-elles êtres vraies sans cesser pour autant d'être des conneries?