Crash!
de J. G. Ballard

critiqué par B1p, le 3 septembre 2006
( - 51 ans)


La note:  étoiles
intrusions mécaniques
En 1973 naît un petit gars qui se fera plus tard connaître sur les forums sous le pseudonyme un peu con de B(elgium)1P(oint). Pendant qu'il piaille dans son berceau et qu'un couple bien sous tous rapports s'affaire amoureusement autour de lui, il ne se doute pas que des écrivains existent et que certains d'entre eux balancent à ce moment des brûlots propres à faire vaciller l'Occident bien pensant sur ses gonds.

On pourrait dire que "Crash!" est un vulgaire roman pornographique avec un étalage de vagins, de verges et de rectums comme on n'arrive même pas à en montrer tard le soir sur les chaînes cryptées. Mais "Crash!" est bien sûr bien plus que ça. "Crash!" est le roman d'un mariage morbide : celui de l'Homme et de la technologie.

Dans "Crash!", les corps lancés sur les bretelles d'autoroute entrent en collision dans leur habitacle de métal chrômé. Dans "Crash!", c'est l'éloge de la mutilation, des corps empalés sur les colonnes de direction, des visages constellés d'éclats de verre et de têtes qui éclatent au contact des pare-brises. Car Ballard veut y réinventer la sexualité pour la mettre en concordance avec la nouvelle ère des bretelles d'autoroute, des zones périphériques et des supermarchés ouverts toute la nuit.

James Ballard et sa femme Catherine constellent leur vie sexuelle d'aventures extra-conjugales et de récits de leurs fantasmes. C'est ce qui leur permet d'atteindre encore furtivement l'orgasme.
Mais lorsque James a son accident de voiture, une brèche s'ouvre dans leur vie qui leur permet de repousser le champ de leurs possibles. Coïts dans les laveries automatiques, difficile géométrie des pénétrations sur les banquettes arrières des voitures filant à toute vitesse sur les autoroutes. Par la brèche ouverte entre surtout "Vaughan" dans leur vie, avec son obsession des corps suppliciés, couturés, ligaturés et des extensions possibles ouvertes à la sexualité des corps, avec fluides corporels s'écoulant d'organes génitaux meurtris pour s'introduire dans les nouveaux orifices pratiqués par les blocs moteur et la technologie moderne dans les corps.

"Crash!", c'est ça : la tentative de mariage du fantasme sexuel et de la difformité générée par la technologie humaine, c'est la célébration de la déchéance des corps sur lesquels s'écoulent les fluides mécaniques ou génitaux dans un même fantasme de mort. Et du plaisir qu'il y a à en retirer.

Inutile de dire que "Crash!" reste dérangeant.
je me rappelle vaguement un critique de cinéma qui s'était étonné, à l'époque, que Cronenberg se soit attaqué à l'adaptation d'un roman aussi daté.
Depuis 1973, l'automobile avait depuis longtemps été dépassée par l'électronique comme nec plus ultra du développement technologique. Le fantasme lié à la modernité devait depuis longtemps avoir abandonné la voiture.
C'est peut-être vrai, mais force est de constater qu'on s'en tape totalement. "Crash!" reste d'une force et, oserait-on dire, d'une actualité qui semble éternellement indissociable du monde moderne. "Crash!" pourrait avoir été écrit hier soir et conserver le même impact sur le lecteur. Seuls, peut-être, les objets de fantasme de destruction devraient être revus : remplaçons mentalement "Elisabeth Taylor" par "Julia Roberts" ou "Catherine Zeta-Jones" et "Crash!" pourra être aisément relu.

"Vaughan est mort hier dans son dernier accident. Le temps que dura notre amitié, il avait répété sa mort en de multiples collisions, mais celle-là fut la seule vraie. Lancée vers la limousine de l'actrice, sa voiture a franchi le garde-corps du toboggan de l'aéroport de Londres et plongé à travers le toit d'un car rempli de voyageurs. Les corps broyés en grappes des touristes, comme une hémorragie du soleil, étaient toujours plaqués sur les siège de vinyle lorsque je me suis frayé un chemin parmi les techniciens de la police, une heure plus tard. Cramponnée au bras de son chauffeur, l'actrice Elisabeth Taylor, avec qui Vaughan avait rêvé depuis tant de mois de mourir, se tenait à l'écart sous les feux de l'ambulance. Quand je me suis penché au dessus de Vaughan, elle a porté une main à sa gorge.
Voyait-elle, dans la position du corps, la formule de mort que Vaughan avait conçue pour elle ?"
Un livre oppressant et dérangeant, qui explore l'inhumanité de notre civilisation hypertechnologique 9 étoiles

La lecture des différentes notes de lecture déjà postées montre la puissance d’impact de ce roman, qui fait partie, avec « IGH » et « L’île de béton » de la grande trilogie de l’inhumanité contemporaine composée par Ballard dans les années 70, héraut de la SF (social-fiction) au sein de la science-fiction. « Crash » est le plus dérangeant des trois : contrairement aux deux autres, je n’avais pas réussi à le lire dans mon adolescence (où je dévorais la SF) et ce n’est qu’à l’âge adulte que je l’ai relu et compris.

Les notes décrivent fort bien le roman, son ambiance oppressante et malsaine, mais n’évoquent pas la préface qui présente la démarche et les intentions de l’auteur. Pour Ballard (qui n’avait pas encore écrit « L’empire du soleil »), la littérature romanesque classique est un genre périmé, qui s’avère incapable de saisir la complexité des temps présents, et seule la science-fiction peut, en extrapolant à l’infini les potentialités latentes de notre civilisation (technologiques mais aussi sociologiques), révéler le présent en dévoilant ses futurs possibles. Crash se présente comme le roman pornographique d’une société future où hommes et femmes sont devenus froids comme des machines, réifiés par une société hyper-technologique.

Le roman n’est pas linéaire. Il commence avec la mort de Vaughan, qui s’est tué en essayant d’emboutir l’actrice Elisabeth Taylor, puis raconte chronologiquement la relation qui s’était établie entre Vaughan et Ballard. Lors d’un rendez-vous avec sa maîtresse, Ballard percute accidentellement, sur le périphérique londonien, une voiture conduite par un couple, tuant le chauffeur du véhicule et blessant son épouse (le Dr Helen Remington). Ballard, lui-même blessé lors de l’accident, est conduit à l’hôpital ; pendant son séjour, sa libido est décuplée par la proximité de la mort. A la sortie de l’hôpital, Ballard et Helen Remington se retrouvent par hasard à la fourrière, près des épaves respectives de leurs voitures, puis deviennent amants. Un après-midi, alors qu’ils assistent à un spectacle de stock-car, ils rencontrent Vaughan (un informaticien charismatique et célèbre, spécialisé dans la modélisation de la circulation routière, dont la carrière a été brisée par un accident de moto) qui vient, lors d’une démonstration, de blesser son ami Seagrave, un ancien cascadeur. Vaughan est fasciné par la voiture, qu’il considère comme l’émanation de la civilisation moderne, et rassemble témoignages et documentations sur les accidents de voiture (éléments statistiques, photographies, radiographies de lésion, etc.) car, selon lui, ils symbolisent une sexualité nouvelle et annoncent la fin cataclysmique du monde actuel. Ballard, Helen Remington et Catherine (l’épouse de Ballard) sont alors introduits dans une micro société d’hommes et de femmes fascinés par la voiture au point qu'elle est devenue un point nodal avec le sexe et la mort, une sorte de dieu ouvrant une mystique de la mutilation. Seagrave, qui vit sous l’emprise de Vaughan, finit par se tuer dans un carambolage qu’il a intentionnellement provoqué. Catherine et Ballard ont tous les deux une relation sexuelle avec Vaughan, qui les fascine et les effraie. Celui-ci rôde quelque temps autour de leur domicile, en cherchant l’occasion de les emboutir avec sa voiture, une Lincoln semblable à celle où mourut Kennedy, puis il vole le véhicule de Ballard et, après de nombreuses répétitions et une minutieuse préparation, il se tue en essayant de percuter Elisabeth Taylor.

Malgré une forme narrative à la première personne (Ballard se mettant en scène avec son épouse), l’écriture du roman est très précise et sans chaleur, d’une froideur quasi clinique. Ce roman est une œuvre de science-fiction sociologique très réussie et très éprouvante, qui illustre parfaitement la démarche méthodique de J-G Ballard, explorateur des « espaces intérieurs » et de l’inconscient collectif de notre civilisation, où la voiture est devenue le vecteur obligé des relations humaines. Ballard a choisi d’utiliser la sexualité (très morbide) pour mieux frapper le lecteur. On peut aussi penser à Gilles Châtelet qui, avant de se suicider, avait dénoncé, dans « Vivre et penser comme des porcs », l’inhumanité de la civilisation contemporaine malade (parmi d’autres choses) de la voiture.

Ce livre est important car il est presque un marqueur civilisationnel et, quand il ne dérangera plus, c’est le signe que nous serons devenus aussi inhumains que Vaughan.

Eric Eliès - - 50 ans - 20 octobre 2024


Ballard et la nouvelle chair 7 étoiles

Premier livre de Ballard lu, "Crash", ce livre est classé généralement en science-fiction par ceux qui aiment bien les boîtes de rangement mais il est inclassable. Dans un monde où la technologie est omniprésente, où les mystères semblent expliqués au fur et à mesure par la science, où certains expliqueront l'amour par une combinaison de phéromones et d'enzymes, il semble impossible de connaître la passion, l'émotion, le vertige des sens, des corps, une sensation. On a peur du goût et des parfums, peur du corps de l'autre, peur de son propre corps.
Pour Ballard, les machines ont enlevé aux hommes la quasi-totalité de leur côté charnel. Mais cette chair fait froid dans le dos car les êtres humains semblent avoir perdu toute capacité et tout espoir de ressentir, les sentiments deviennent l'ultime transgression mais la modernité, les machines et la surabondance des non-lieux pervertissent tout.

"Peut-être la prochaine fois" comme dit le Ballard, du livre, à Catherine, sa femme. Cronenberg l'a adapté car cela rejoint tout à fait ses préoccupations comme celles de Kubrick en particulier dans son dernier film (dont le thème est moins mineur qu'il n'y paraît). Ce livre est d'une étonnante acuité car il dit l'essentiel sur nous, sur ce que nous sommes devenus, sur ce que nous pourrions être. Ce livre choque, le froid aussi brûle les doigts.

AmauryWatremez - Evreux - 55 ans - 11 novembre 2011


Supersonique 6 étoiles

Qui existe sans voiture de nos jours, (même autre part qu'à L.A.) et surtout dans un milieu provincial, banlieusard, ou culturellement pauvre et non-bobo ?..

Ainsi Ballard nous occupe l'esprit avec force intelligence et artifices divers, avec ce roman présentant des personnes issues en général du milieu de la publicité, de l'Art et de la politique, tous collectionneurs de bolides divers aux sièges en cuir, ou même de véhicules standard, sous l'influence d'une sorte de gourou ex-cascadeur nommé Vaughan - présentateur d'un très ambigu show TV - puis les incorporant de manière presque anodine, inoffensive dans la trame de l'intrigue prédominante.

Décalé, bizarre, plus psychédélique et quoiqu'il en soit plus dangereux que son adaptation filmique par Cronenberg; Crash ! est manifestement une histoire de fous à l'idéal tordu et obsédés par la tôle, les pneus, le métal, la pollution, la fumée, le goudron, l'architecture moderne des autoroutes, ainsi qu'ayant selon toute vraisemblance la tragédie humaine pour but. Mais sont-ils absolument les seuls ?

Antihuman - Paris - 41 ans - 11 octobre 2011


Space 9 étoiles

Un très grand roman de barges, totalement inclassable et dérangeant, un peu daté aujourd'hui, mais assurément une pièce maîtresse du roman contemporain 'hors-limites'.

Bookivore - MENUCOURT - 42 ans - 5 juillet 2010


L'auto-mort. 9 étoiles

Inutile de le dire mais je le dis quand même, dérangeant. Inquiétant, mettant mal à l'aise. Aussi bien à la lecture que pour rédiger une critique éclair. J'ai ressenti le livre comme un gros délire psychédélique écrit sous acide, bourré de névroses et de vérité. Crash pourrait être écrit aujourd'hui et rien n'y changerait. J'ose à peine imaginer le trouble lors de la publication dans les années soixante dix.
Un climat oppressant gaine le livre, on se sent incarcéré dans un amas de lignes fulgurantes, troublantes. Un climat de folie règne et rien ne vient embellir la situation. Il n'est question que de routes, de voitures, d'aéroport et de sexualité. Roman fétichiste également, masochiste, technosexuel. Un livre troublant qui n'est pas le plus aisé pour aborder Ballard. J'ai du mal à résumer mes impressions. Sans doute la marque d'un grand livre. On ne sait par ou attaquer, quoi développer, on en retire un sentiment très étrange de mal être qui laisse entr'apercevoir une folie que nous croisons peut être tous les jours. Un gros morceau de littérature.

Hexagone - - 53 ans - 21 mars 2009