Une complicité
de Manuel de Lope

critiqué par Jlc, le 12 août 2006
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Les hasards du passé
Le destin ne serait-il qu’une nécessité de hasards ? C’est une des questions que pose ce très beau roman sur l’identité, mais aussi la conjugaison du présent au passé, sur des vies parallèles que les horreurs de la guerre vont croiser ou encore la conjonction de personnages et de paysages.

Une auberge près d’un pont stratégique, au pays basque espagnol. Trois hommes s’y arrêtent , en allant à une noce. L’un d’eux, témoin de la mariée, a une attaque cérébrale. Nous sommes en juin 36.
Deux maisons voisines, au bord de la mer. L’une appartient au vieux docteur Castro, invalide, mélancolique et solitaire. L’autre à Maria Antonia Etxarri, fille de la propriétaire de l’auberge, violée par les carlistes aux premiers jours de la guerre, servante chez l’homme qui a fait une attaque d’apoplexie avant d’être placée chez une veuve, Isabel, la mariée du mois de juin. Nous sommes en octobre 99.
« Le grand hôtel » de Biarritz . Isabelle et Julen, son mari, y passent leur voyage de noces avant que la guerre ne les sépare. C’est là aussi que le docteur Castro invite à déjeuner Miguel, le petit-fils d’Isabel qui a pris pension chez Maria Antonia pour préparer le concours de notaire. Nous sommes au présent mais le passé a laissé sa trace et son parfum.
La mer, la montagne, le pays basque. Cette histoire s’inscrit dans une géographie précise que le temps n’a pas altéré.

Ce roman est un entrelacement d’histoires, de temps différents où des êtres tentent de rester eux-mêmes. Il y a les moments de l’horreur, la guerre, ce passé qui ne finit pas. Il y a le calme paisible du présent qui voit s’achever les hasards de l’existence. Il y a une complicité des temps, des paysages comme il y a une complicité des personnages.

Cette complicité s’entend à double sens ; celle qui lie les acteurs d’un drame et celle qui traduit une entente qui bien qu’inexprimée se révèle totale. Maria Antonia et Isabel sont au cœur d’un secret qui explique pourquoi la première a hérité de la maison de la seconde. Le vieux docteur Castro est le seul à connaître et protéger ce lien étrange entre les deux femmes. Cette complicité cache la douleur et la frustration d’une femme amoureuse, l’abnégation d’une mère, acceptée ou subie on ne sait pas trop et le silence d’un homme qui fut le témoin d’une histoire qui a diverti sa vie solitaire.

Un roman sur l’identité où le sang importe moins que la famille et l’éducation. Maria Antonia, devenue riche et vieille, gardera toujours ses habitudes et ses déférences de servante, se refusant à occuper les pièces où vivait sa maîtresse. Dans ce livre, ce sont les hommes qui parlent, essentiellement Castro et Miguel. Les femmes sont beaucoup plus silencieuses, comme Antonia qui ne sait exprimer ses sentiments qu’au travers de chansons ou d’actions comme ce morceau de morue offert à Miguel en une trop pudique marque d’affection.

Ce roman est empreint d’une très grande poésie que la traduction de Serge Mestre restitue parfaitement. Poésie colorée des paysages, des climats et des saisons, le noir de la nuit, le gris de l’hiver, le vert de la mer, les robes d’Isabel, aux couleurs de cieux changeants.

On s’est parfois étonné, en France, que l’Espagne d’après Franco ait réussi une transition paisible, sans difficile travail de mémoire. C’est certainement le grand mérite à la fois de certains hommes politiques tels le roi Juan Carlos, Adolfo Suarez ou Felipe Gonzalez mais aussi d’écrivains comme Antonio Munoz Molina, Rafael Chirbes, Dolce Chacon et Manuel De Lope, qui ont écrit sur leur passé récent avec beaucoup d’humanité et sans manichéisme vulgaire. Le mari d’Isabel est resté fidèle aux Républicains. Il sera fusillé. Ses camarades, témoins à son mariage, se retrouvent parmi les insurgés sans que De Lope y mette une quelconque volonté politique. L’inverse eût été aussi vraisemblable. Le hasard fut parfois plus grand que la volonté même si les conséquences eurent des résonances idéologiques. Ainsi le conseil de guerre qui condamne Julen se tient-il « sous la présidence d’un crucifix ».

Isabelle est morte. Avec la disparition du vieux docteur Castro et de Maria Antonia, va s’estomper le mystère de cette histoire, tragique parce que les temps étaient tragiques et parce que les hommes font ce qu’ils peuvent au hasard de leurs destins. Leur présence va s’effacer dans le passé accompli, le temps dévorant les souvenirs comme Saturne ses enfants. Mais en se refusant de transmettre leur secret, en le gardant pour eux seuls, ils laissent à Miguel l’innocence de sa jeunesse, cette jeunesse que la guerre a brisé et que le Destin ne leur rendra pas.
Finesse et sensibilité. 9 étoiles

Très féminine dans son essence, cette complicité. D’ailleurs c’est normal, c’est entre Maria Antonia Etxarri et Isabel Herraiz que se noue cette complicité, deux femmes. Manuel de Lope, à mon sens, s’est parfaitement glissé dans la psychologie féminine, enfin à moi il me semble mais je ne suis pas le mieux placé pour l’affirmer ! Mais il me semble.
Entre une fille pauvre, rejetée et sans perspectives et une femme riche, isolée et sans guère plus d’avenir. Moins par moins …
Manuel de Lope aurait pu traiter l’équation par du suspense, ne dévoiler la nature de la complicité qu’en dernier recours, le jouer « polar » … Non, il laisse entendre très rapidement ce qui sera dévoilé somme toute assez rapidement et que, de toutes manières, tout le monde aura perçu très vite. De la subtilité là-dedans, tant le plaisir est grand aussi de n’avoir pas à démêler une énigme, mais de laisser jouer son intuition ou ce qu’on croit être notre intuition et qui n’est probablement qu’une belle manipulation de l’auteur. Merci à Manuel de Lope de nous faire nous sentir intelligents ! La subtilité quand même … !
Les hommes sont réduits à la portion congrue. Enfin non, pas tout à fait quand même, mais ils sont nettement en retrait devant l’aura des deux femmes, de ces deux femmes que les hommes se seront bien ingéniés à faire souffrir. Sans subtilité pour le coup.
L’écriture est très belle, très déliée, très sensible, et je pense qu’on peut avoir une pensée pour Serge Mestre, le traducteur. C’est le genre de roman où rien ne manque ; psychologies, décors (le pays basque espagnol), la rectitude historique (de la guerre civile espagnole au grand Après-guerre), et empathie de l’auteur pour ses personnages.

« Elle pénétra dans le cabinet où le jeune Goitia avait passé toutes ces semaines à étudier. Il y avait une lampe de bureau avec un abat-jour en pâte de verre de couleur verte. D’après Maria Antonia ce n’était pas une lampe très appropriée pour un homme jeune, parce que c’est avec une lumière verte et la flamme verte des cierges que l’on veille les morts. La fenêtre, plus petite et en angle, prolongeait la grande fenêtre du salon de couture, tout comme elle se prolongeait de façon symétrique du côté du grand salon. La malle de livres que oitia avait déjà rangés se trouvait par terre. Maria Antonia eut un pressentiment. Cette malle lui rappelait un cercueil. Il n’y manquait plus qu’un crucifix. Et c’était une malle très lourde, comme un cercueil avec un corps. C’est comme cela qu’était morte madame Isabel, toute petite et toute recroquevillée, elle avait juste la taille pour tenir dans cette malle. »

Tistou - - 68 ans - 5 octobre 2009


Croisements de destinées 8 étoiles

Manuel De Lope offre au lecteur des portraits croisés, des destinées brisées, qui vont s'articuler autour d'un pan douloureux de l'histoire espagnole. Cette dernière est présente tout au long du récit, mais c'est à des femmes et à leurs souffrances personnelles que l'auteur donne avant tout la parole. A travers ces regards féminins, on comprend mieux la souffrance de Maria Antonia et d'Isabel, on saisit toute la puissance de leur complicité et des secrets qui les habitent.
Manuel De Lope joue beaucoup sur la carte de la subtilité; il sait que l'émotion est là, se suffisant à elle-même, alors inutile d'ajouter des effets d'annonce ou de la superficialité. Cette sobriété renforce la puissance narrative et l'importance accordée à chaque fragment de l'histoire racontée dans ce récit.
Outre cette narration toute en nuances, j'ai également apprécié le parti-pris de Manuel de Lope, ce choix d'évoquer cette période controversée à travers des histoires de famille plutôt qu'à travers des scènes de guerre ou un long documentaire. Cette façon de faire n'en rend les difficultés de la vie d'alors que plus grandes encore.
Un beau récit, touchant, sobre et élégant, dans lequel tout ce qui n'est pas dit résonne longtemps dans la tête une fois la dernière page tournée.

Sahkti - Genève - 50 ans - 25 septembre 2009


« Ce sang qui en supplante un autre en toute complicité » 7 étoiles

Restons complices de cette histoire que Manuel De Lope esquisse, plus qu’il écrit, dans un long cheminement, presque aussi long que la lecture de son récit, depuis le viol de Maria Antonia, très jeune fille qui vivait alors dans une taverne sur les bords de la Bidassoa, au moment où « Cette guerre qui commençait sans savoir que c’était vraiment une guerre », jusques à l’arrivée, plusieurs décennies plus tard, de Manuel Goitia dans la maison de Maria Antonia qu’elle partagea avec Isabel, la grand-mère de Manuel,. Isabel qui eut le malheur d’épouser cette même année, 1936, un militaire qui choisit le mauvais camp et mourut fusillé par les vainqueurs quelques mois après son mariage laissant sa femme éplorée et enceinte. Maria Antonia après avoir subi ce viol quitta sa maison pour rejoindre un protecteur attentionné qui lui demanda de venir servir Isabel isolée dans sa maison en bord de mer après le décès de son mari.

L’histoire, le destin, réunit ces deux femmes qui font partie des dégâts collatéraux de cette guerre fratricide et aveugle qui assassine et martyrise les innocents, laissant Maria Antonia violée et Isabel veuve, mettre leur malheur en commun pour construire une autre vie que l’auteur ne nous contera pas mais que nous pourrons imaginer après le récit du séjour de Manuel chez Maria Antonia pour préparer ses examens, plusieurs décennies plus tard, quand Isabel est décédée et Maria Antonia est devenue une vieille femme renfermée. Sous le regard du Docteur Castro, le voisin des deux femmes depuis toujours, l’histoire se dessine, s’esquisse, et on pourrait reconstituer la vie de ces deux femmes avec Veronica la mère de Manuel partie vivre à la ville.

Ce récit tout en allusions, suggestions, détails anodins mais explicites, nuances, couleurs, odeurs, et sons, s’il effleure l’histoire que ces deux femmes auraient pu vivre, raconte surtout la généalogie de Miguel telle que le voisin l’a vue se construire. Certes ce récit est d’une grande finesse mais il ressemble un peu trop à un exercice de style tant il fait devoir appliqué et studieux d’un premier de la classe qui veux épater son professeur. Le récit est lent et répétitif, l’intrigue est éventée et prévisible dès le début. L’intrigue n’est d’ailleurs pas l’élément central du récit mais seulement le prétexte à une narration studieuse et étudiées sur la fatalité, les aléas de la vie que les hommes, en la circonstance plutôt les femmes, ne maitrisent pas et surtout sur la façon dont deux être malmenés par le sort arrivent à construire un possible en mélangeant deux vies devenues impossibles dans une complicité nouée à huis clos et partagée avec le seul témoin nécessaire, le voisin docteur protagoniste passif. Une vie où « la quantité nécessaire de dissimulation et de mensonge pour que le dommage que la vie avait infligé à ces deux femmes soit d’une certaine façon compensé. »

Ce texte est aussi un message d’espoir pour tous ceux qui doivent faire face à l’injustice du sort mais qui peuvent toujours espérer voir un coin de ciel bleu dans leur avenir. Et aussi, peut-être, une réflexion sur la vérité qu’il n’est pas toujours nécessaire de connaître pour construire un avenir serein, rempli d’espoir.

Débézed - Besançon - 77 ans - 21 février 2009