Les exclus
de Elfriede Jelinek

critiqué par Hiacint, le 3 juillet 2006
( - 35 ans)


La note:  étoiles
Sable incandescent
Le lecteur qui veut comprendre les exclus d’Elfriede Jelinek peut renoncer à tous ses espoirs : ce roman vient de démolir son édifice d’illusions et d’effacer toutes les traces.

Il n’existe pas des lentilles, prismes ou autres armes pour capturer un potentiel lecteur, le roman refuse l’intervention entre intention et résultat. Naturellement, on veut savoir premièrement l’intention. Une description de la société dévastée, où le passé est vivant même pour lesquels trop jeune pour le connaître ? Le manque d’essence d’un monde que ne peut pas se rapporter à quelque chose définitivement ? La révolte d’une génération immature ? Critique sociale ou journal pour les échecs personnels ? Le résultat est un roman sur le crime : Rainer est l’assassin de sa propre famille. Mais il y a une petite différence entre tirer quelqu’un et massacrer le même. C’est la base du roman : une petite différence, les détails de la frustration, les erreurs du Rainer, équilibrées seulement par les échecs d’Anna, la pianiste muette de fureur, gauche et indifférente comme image. Ce duo triste devient acide avec l’apparition de Sophie, comme attraction centrale, et celle de Hans, qui veut entrer la « haute société ». Le père de Rainer et Anna est un officier nazi, grotesque et impuissant : est-il une exagération ? On peut ajouter la mère de Hans, qui parle des idéaux communistes… Voila où le drame (et la parabole) peut commencer.

Mais les personnages du roman ne vivent aucun drame, ils ont déjà trouvé des solutions pour leur vie : une lame à la place de l’amour, l’indifférence, la froideur, l’agressivité, sexe à l’occasion, actions destructives attentivement planifiées …celles-ci sont en fait solutions d’être de seul à seul, solutions pour une solitude auto imposée, donc pas touchante. On peut identifier quelques excuses pour Rainer et son crime, si on fait exclusivement une psychanalyse facile, mais la malice gratuite de ces quatre exclus est impossible d’être classifiée. En ce qui concerne les détails de cette malice, ils se trouvent à la base du roman (la diaphane Sophie qui noie un chat ; la bombe placée dans le vestiaire), tout comme le ton narratif caustique est important.
Enfin, quelle serait la raison de lire un roman incommode, impitoyable, qui n’accepte pas des « mais » ? L’écrivaine a le Nobel, mais c’est significatif dans un certain contexte. On peut trouver quelque Rainer, violent gratuitement, même entre les voisins, on voit des frustrations partout, on sait comme les expliquer- ça signifie peu. Une certaine satisfaction esthétique est refusée à ceux qui sont conformés à des valeurs comme « bien », « beau », « honorable ». En trouvant des similitudes avec la société actuelle, on risque d’admettre qu’on vit dans un monde en pleine décadence, mais sans le charme de la chute. Il se trouve toujours un lecteur qui veut, lui-même, être agressé, choqué, déçu, qui veut laisser la douce banalité pour horreur et atrocité. Parce que ce lecteur sait que « c’est seulement un livre », que tout est fictif, où, comme Elfriede Jelinek dirait : sable incandescent dans le désert.
Un écrivain que l'on se plaît à détester 8 étoiles

L'Autriche que peint Elfriede Jelinek est une Autriche violente, mal à l'aise avec son passé et loin de l'image idyllique véhiculée par les magazines. L'écrivaine, prix Nobel de littérature, déteste son pays, les habitants le lui rendent bien. Ses romans font toujours polémique par leur sujet ou par les émotions véhiculées dans l'oeuvre de Jelinek. Le mot "haine" apparaît très souvent dans les articles sur cet auteur qui fascine et agace à la fois.

Dans "Les Exclus", Jelinek décrit l'Autriche d'après-guerre, époque où le nazisme n'est pas complètement effacé. La cellule familiale est fêlée, les jeunes ne s'expriment que par leur violence ou par le sexe. Les quatre héros ( mot maladroit pour définir ces êtres ... ) ne pensent qu'à agresser les passants et à les voler. La violence semble le seul mode d'expression de ces êtres profondément malheureux. Rainer et Anna sont jumeaux et pervers. Rainer est la tête pensante du groupe et tout comme Anna il s'intéresse à l'art. Ils proviennent tous les deux d'un milieu modeste, alors qu'Hans provient du monde ouvrier et Sophie d'un milieu très confortable. Les garçons sont amoureux de Sophie, sans doute plus féminine qu'Anna. Leur groupe est une machine terrifiante qui engendre une violence gratuite.

Les gestes de ces lycéens sont incompréhensibles, d'une rage rare et chargés de haine. Ces êtres se déchirent et reflètent une Autriche agressée par l'imaginaire d'Elfriede Jelinek, même s'il y a sans doute du vrai dans ce qu'elle affirme ... Le roman prend racine dans un fait divers qui a ébranlé tout le pays.
Le style de Jelinek est singulier, oral parfois, vulgaire aussi. Elle tord le cou à la langue allemande et cherche à exprimer une réalité que la syntaxe classique ne lui permet d'atteindre. Elle est talentueuse dans sa capacité à innover sur le plan langagier. Un véritable travail est fourni dans ce domaine.

Lire Jelinek est une expérience unique, dérangeante, complexe, douloureuse. L'on peut facilement comprendre pourquoi elle irrite tant.

Pucksimberg - Toulon - 44 ans - 15 août 2012