Molloy
de Samuel Beckett

critiqué par Sahkti, le 26 juin 2006
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
Mise à nu jusqu'au néant
Livre de l'être et du non-être, "Molloy" peut déconcerter à plus d'un titre. L'histoire de ce personnage double et ambigu, qui voudrait rejoindre sa mère qu'il peut apercevoir mais jamais atteindre, laisse une impression étrange, parfois désagréable, souvent interpellante, sur le sens de la vie et de la recherche. On peut ne rien comprendre et en même temps trouver tout cela très limpide. La première partie du récit s'articule autour de Molloy, tandis que la second évoque Moran, parti à la recherche du premier et connaissant lui-aussi des problèmes de jambe fragile, de bicyclette récalcitrante et de disparition inexpliquée. Le vagabond sans mémoire cède la place à un "rechercheur" qui perd la notion de lui-même. Complexité et ambiguïté sont au rendez-vous pour une mise en abîme non seulement de nos pensées intérieures mais aussi de la perception que nous avons du monde et d'autrui.

Outre l'histoire, un des points forts de "Molloy" est qu'il a été écrit par Beckett en français, privilégiant de la sorte une langue dont le vocabulaire parfois un peu pauvret permet la mise en valeur du sens caché des mots et de la brutalité de la situation vécue par le héros. Cette pauvreté apparente ouvre la porte de la création à des phrases courtes, abruptes, éloignées des sonorités mélodieuses et poétiques d'une langue anglaise trop ronde pour évoquer ici le dépouillement intérieur ressenti par Molloy et ensuite par Moran.
Ce que nous prenons au départ pour un journal intime devient peu à peu témoignage et puis mouvement autodestructeur au fur et à mesure de la lecture. Si l'histoire se clôture sur du rien, il n'en demeure pas moins que la construction mentale provoquée par ce cheminement est énorme et donne à réfléchir. La négation constante qui s'étale au fil des pages donne au final une réflexion grave et profonde sur le rôle de l'homme, en particulier par rapport à lui-même. L'identité humaine n'existe finalement que par rapport à elle-même et les constantes mises à nu de Beckett poussent le constat jusqu'à l'absurdité la plus totale.
Doit-on pour cela considérer "Molloy" comme un roman philosophique? J'ai envie de dire oui, je l'ai perçu comme tel, au-delà de l'histoire qu'il propose au lecteur.
J'ai particulièrement apprécié cette manière employée par Beckett de pousser chacun dans ses derniers retranchements, jusqu'à "ne plus être".
Molloy, le vagabond ratiocinateur 10 étoiles

Ce roman est un météore. Rien ne le prédispose à percuter la terre. Pourtant, il ne peut que toucher certains de ses habitants.
Il se décompose en 2 parties: d'une part, l'errance morne et pénible de Molloy, vagabond infirme; d'autre part, l'expédition de Moran, détective privé, lequel est missionné pour rechercher Molloy.

Ce qui relie les 2 versants de ce livre est le mode de narration inédit qui déstabilise par son étrangeté. Beckett invente une nouvelle façon d'écrire dans le sens où le narrateur semble habité par plusieurs voix, parmi lesquelles celle de l'incertitude ainsi que celle de l'auteur qui n'hésite pas à objectiver et diriger à sa guise le récit.
A ce titre, il s'agit moins d'un roman que d'un essai proprement dit. En effet, les tâtonnements, les hésitations, les doutes du narrateur confinent à l'exercice métaphysique. Le principe de contingence y est porté à son paroxysme.

Beckett tisse avec maestria une oeuvre singulière, absurde, burlesque, aux rebords lugubres et angoissants. Il jette Molloy dans les rets d'une solitude irréductible et d'une impuissance monumentale.

Mais qui est véritablement Molloy ?

Un être dénué de dessein, hormis celui de revenir à l'origine et à la mère, un être délivré du besoin, hormis celui de revoir coûte que coûte son village.
Il est à la fois stupide et érudit, attardé et philosophe, dément et lucide, indifférent et observateur !
Il ne sait qu'errer. Indéfiniment.

Moran, à l'inverse, semble sociabilisé. Il est un bourgeois puritain qui travaille et se rend à l'église. Il vit avec son fils et sa bonne avec lesquels il entretient des relations âpres, orageuses qui virent parfois au burlesque.
Toutefois, dès qu'il se lance à la recherche de Molloy, il devient lui aussi un errant, une sorte de zombie dont les capacités physiques périclitent à vue d'oeil.

Beckett tendrait-il à suggérer que, sous le vernis social, il y a du Molloy en chacun de nous ?
Quoi qu'il en soit, d'après ce texte, le destin de l'homme ressemble à une errance sans fin, un aller-retour incessant et schizophrène entre la quête de soi et le magnétisme des repères.
La futilité, l'indétermination et la confusion des aspirations et des considérations de Molloy, puis de Moran, contribuent à construire un labyrinthe existentiel dans lequel chaque homme est voué à s'égarer mais aussi dans lequel la condition humaine fondamentale se cristallise et s'exaspère.
L'homme est clairement limité, de par la faillibilité de son enveloppe corporelle et de ses carences intellectuelles; or, il est jeté dans un espace-temps illimité. Son parcours prend la forme d'un cercle restreint au sein duquel il se pose toutes sortes de questions sans réponses.

Molloy est un carrefour où Shakespeare "Etre ou ne pas être, telle est la question", Charles Juliet "On ne peut rien affirmer, simplement errer de question en question", Cioran "L'interminable est la spécialité des indécis" et Mircea Eliade "L'exilé doit être capable de pénétrer le sens caché de ses errances et de les comprendre comme autant d'épreuves initiatiques qui le ramènent vers le centre" se croisent.

Ex Nihilo - - 51 ans - 23 août 2016


Une quête. 9 étoiles

Molloy est le premier volume éponyme de la trilogie de Beckett. Il se scinde en deux parties : l’une concerne le personnage de Molloy et l’autre celui de Moran.

Ce livre présente des personnages en quête d’eux-mêmes. Molloy nous raconte sa vie à travers une série de flashbacks et de phénomènes d’errances (physiques et psychologiques). L’errance spatiale dont il fait preuve est parfois rattachée à la recherche de sa mère avec laquelle il entretient des relations ambiguës. Au plus on avance, au plus le personnage s’alourdit jusqu’à devenir catatonique (il en a tous les symptômes d’ailleurs, à commencer par cette fameuse jambe).

Puis vient Moran, le faux barbouze, l’homme de principes, responsable et confiant. Sa mission (céleste ?) est de partir à la recherche de Molloy avec son fils. Au plus il s’en approche, au plus Moran développe les traits physiques et psychologiques de sa cible.

Les deux parties fonctionnent en échos et s’appellent sans cesse l’une et l’autre. Excellent livre qui démontre à travers le voyage métaphysique d’un personnage, les limites de son existence ainsi que la possible réunion du « je » et du « moi ».

Citations :

«Se taire et écouter, pas un être sur cent n’en est capable, ne conçoit même ce que cela signifie.»
«Elle est si con la lune. Ca doit être son cul qu’elle nous montre toujours.»
«A force d’appeler ça ma vie je vais finir par y croire. C’est le principe de la publicité.»

Smokey - Zone 51, Lille - 38 ans - 13 mars 2010


L'inénarrable Molloy 10 étoiles

Certains vont me trouver facile au nombre effarant de 5 que je donne ces temps-ci, mais je me considère très gâté de pouvoir lire autant de livres qui ont un je-ne-sais-quoi de divin. Molloy, comme la plupart de la production de Beckett, en fait partie.

Un roman Molloy? Peut-être... Une odyssée? Peut-être plus oui, une odyssée romanesque, philosophique, qui ne dépasse pas les limites de Molloy. Qui c'est ce Molloy? C'est le type qui est à l'intérieur. A l'intérieur de quoi? A l'intérieur, voilà tout. Il aime être en dedans. Lorsqu'il n'y est pas, il course pour y être. Toute sa vie est un branle-bas de combat pour se retrouver à l'intérieur. Lorsqu'il n'y est pas, il s'y dirige, coûte que coûte, sans jamais sembler y arriver.

Métaphorique d'une recherche de sens à la vie? Ouais, peut-être encore, peut-être aussi est-ce simplifier ce que Molloy peut nous offrir. Personnellement je crois qu'il s'agit d'un constat de fait d'une position de la race humaine toute entière et son absurde, protozoaire recherche d'un sens à la vie, quand le sens devrait peut-être se trouver dans notre rapport aux choses, plutôt que dans nos rapports aux concepts.

Bon, ça y est, j'ai les neurones en ébullition!

FightingIntellectual - Montréal - 42 ans - 5 février 2007