Quad et autres pièces pour la télévision (Quad - Trio du Fantôme – ... que nuages... – Nacht und Träume) suivi de Gilles Deleuze, L'Épuisé
de Samuel Beckett, Gilles Deleuze

critiqué par Feint, le 23 juin 2006
( - 60 ans)


La note:  étoiles
Beckett et la télévision
Contraint de choisir une catégorie, je choisis théâtre. En réalité, c'est une rubrique "Télévision" qui conviendrait à ce livre.
Au cours de sa carrière, Samuel Beckett aura été inspiré par tous les genres – sans jamais s’y conformer. C’est plutôt tardivement qu’il aborde les arts du spectacle. Son théâtre, qui l’a rendu célèbre, a eu tendance à occulter le reste de son œuvre : pour le grand public, Beckett est avant tout un dramaturge. Pourtant, ses pièces écrites pour le théâtre doivent représenter moins du quart de la totalité de son œuvre. Très vite, dans le prolongement du théâtre, Beckett s’est intéressé à d’autres supports : d’abord la radio, puis la télévision.
Quad, Trio du Fantôme, … que nuages… et Nacht und Träume sont quatre pièces écrites initialement en anglais pour la télévision, entre 1975 et 1982. Très honnêtement, le livre qui les rassemble n’a vraiment d’intérêt qu’après avoir vu les pièces représentées (on en a eu l’occasion récemment grâce à Arte à l’occasion du centenaire de l’auteur). Bien qu’admirateur (admiration plus passionnelle qu’inconditionnelle) de Beckett depuis un quart de siècle au moins, je n’avais pas réussi à me passionner pour les indications de mise en scène extrêmement précises auxquelles se réduisent chacune de ces pièces sur le papier. En revanche, la vision de Quad et Nacht und Träume (je n’ai pas vu les deux autres pièces) furent une révélation. Ces œuvres ne sont à l’évidence pas écrites pour être lues, mais pour être représentées : elles ne relèvent plus de la littérature mais bien plutôt des arts plastiques, autant que de ceux du spectacle. Quad est une figuration quasi géométrique de l’évitement récurrent du centre d’un carré par quatre figures humaines non identifiables, en mouvement perpétuel, d’une régularité mécanique. On peut voir cela comme un ballet, comme une pantomime ; pour ma part j’y vois plutôt une œuvre plastique à laquelle l’auteur aurait apporté une dimension nouvelle : celle du temps.
Pour autant, si éloignée de la littérature que soit cette pièce, elle entre en résonance avec des œuvres bien plus anciennes. La question du centre, sur laquelle est fondé Quad, est déjà essentielle dans L’Innommable et dans Fin de partie. (On peut sans doute trouver d’une de ses origines littéraires dans l’architecture de l’Antipurgatoire, dans la Divine Comédie. Comme Joyce, Beckett fut un grand lecteur de Dante.)
Nacht und Träume (le titre est emprunté à l’un des derniers Lieder de Schubert, dont quelques mesures sont fredonnées par une voix off masculine) est bien différent de Quad. Dans une relative pénombre, une figure humaine, le « rêveur », est assoupi, accoudé à une table. A quelque distance, plus haut, apparaît une autre figure : lui-même tel qu’il se rêve, évoluant dans un mouvement d’une extrême lenteur, dans une nuageuse mise en abîme.
Le recueil, plus épais que d’autres de Beckett publiés chez Minuit, est accompagné de L’épuisé, un essai conséquent (près d’une cinquantaine de pages) de Gilles Deleuze. (Le titre est particulièrement heureux pour commenter un auteur dont toute l’œuvre est un exercice d’épuisement.)
Le lecteur (ou le téléspectateur) curieux pourra s’étonner de constater que toutes les pièces qui constituent ce recueil, écrites en anglais par un auteur qui a connu ses premiers grands succès en France, ont été créées à la télévision allemande. On peut d’ailleurs se demander, maintenant que le centenaire est passé, si elles seront de nouveau programmées un jour à la télévision française.
Epuisement des possibilités 4 étoiles

"Quad" et les autres oeuvres de Samuel Beckett destinées à la télévision (dont "Nacht und Träume") sont visibles dans la magnifique exposition qui se tient au centre Pompidou en ce moment et jusqu'à fin juin 2007.
Comment interpréter - philosophiquement, car c'est une constante de l'oeuvre beckettienne - la représentation"Quad", ce jeu de scène géométrique, parfaitement minuté et synchronisé où les acteurs parcourent un carré de toutes les combinaisons de possibles ? La course vaine et dérisoire de l'homme qui entreprend, toute sa vie durant, mille activités, et qui se livre à mille choses différentes mais dont l'issue sera inexorable et fatale ? Est-ce pour Beckett l'occasion de montrer qu'on a beau chercher toutes les solutions, qu'on a beau épuiser tous les possibles, rien n'y fait, aucune avancée perceptible ne sera faite, car la mort nous fauchera tous ?

Albireo - Issy-les-Moulineaux - 46 ans - 17 mai 2007