Les boutiques de cannelle
de Bruno Schulz

critiqué par Vigno, le 8 juillet 2001
( - - ans)


La note:  étoiles
De la rue des Crocodiles au Traité des mannequins
Bruno Schulz est né en 1892. Son père était un drapier juif de Drohobycz. Toute sa vie, il enseigna le dessin dans son bourg natal.
Il fut abattu dans la rue par un SS en 1942. Son entrée en littérature est particulière : il écrivait des lettres à un ami dans lesquelles il racontait la vie de son petit bled. Les lettres finirent par former un recueil de nouvelles : ainsi parurent les Boutiques de cannelle (1934) et le Sanatorium au croque-mort (1937). Lors de sa mort, il travaillait depuis plusieurs années sur un roman, le Messie, dont on n'a jamais retrouvé le manuscrit.
Schulz raconte la vie de sa famille, de sa petite ville. On retrouve à peu près les mêmes personnages dans chaque nouvelle, mais la figure centrale, c'est celle du père. C’est son histoire que raconte le fils. Au début, il tient boutique, place du Marché. Au fil des nouvelles, il va sombrer peu à peu dans la folie, ce qui nous vaut plusieurs scènes pittoresques. Ce qui au départ peut apparaître comme les excentricités (il élève des oiseaux de différentes espèces) d’un original qui veut « guerroyer contre l’ennui infini qui engourdissait la ville » s’avère les prémisses d’une maladie mentale (il organise des mariages entre des oiseaux de différentes espèces). Dans sa dérive vers un monde irréel, il est tantôt prophète, tantôt philosophe hérésiarque, tantôt prestidigitateur métaphysique, il pourchasse les cafards, le péché. Dans tous les cas, il tente de se soustraire au monde réel, à celui du Démiurge, et revendique le doit de créer : « Nous n'avons que trop longtemps vécu terrorisés par le Démiurge : trop longtemps la perfection de son oeuvre a paralysé notre propre initiative. Mais nous ne voulons pas entrer en compétition avec lui. Nous n’avons pas l’ambition de l’égaler. Nous voulons être créateurs dans notre propre sphère, plus basse, nous aspirons aux jouissances de la création ; en un mot à la démiurgie. »
L’autre personnage important, c’est la bonne, Adèle. Elle domine tout le monde, par sa force mais aussi par sa sensualité, à commencer par le père. Elle tient sous son joug père, mère, enfants et même les commis.
Le dernier personnage, c'est la matière. Schulz décrit un monde qui se dégrade, s’avilit : les formes qui structurent la matière se dérèglent, les êtres humains rapetissent, disparaissent, deviennent oiseau, cafard ou mannequins, les objets artisanaux ne sont plus que camelote, un treizième mois s'ajoute au calendrier… Et même le livre qu'il est en train d'écrire participe de ce dérèglement de l'univers : « Ah! Ce vieux roman jauni de l'année, ce grand livre du calendrier qui s'en va lentement en morceaux! Il repose, oublié quelque part dans les archives du temps, tandis que son contenu ne cesse de s’enfler jusqu'à faire sauter les reliures, irrigué par le bavardage continuel des mois, la prolifération prodigieuse des racontars, des radotages et des rêves. Aussi bien, en transcrivant ces récits, en ordonnant ces histoires dont mon père est le héros dans la marge rongée du texte, ne caressons-nous pas l’espoir secret de les voir s’intégrer un jour imperceptiblement aux pages jaunies de ce livre des livres qui lentement se disloque, de les voir participer au grand bruissement de ses pages qui les engloutira? »
Imagination débridée, univers fantastique, art baroque, symbolisme, ésotérisme, sensualisme, expressionnisme, voilà autant de termes qui conviennent à cette Ïuvre riche et originale. Les descriptions sont nombreuses mais le style très métaphorique les hisse au niveau de la poésie. Schulz a une vision et, plus encore, un style unique. L'invention verbale est fabuleuse!