Poste restante : Alger - Lettre de colère et d'espoir à mes compatriotes
de Boualem Sansal

critiqué par Omar Ch., le 4 avril 2006
( - 73 ans)


La note:  étoiles
Décapant
Dans tous les romans de Boualem Sansal ( Le Serment des Barbares, L’enfant fou de l’arbre creux, Dis-moi le Paradis, Harraga ; édités par Gallimard), c’est l’Algérie qui est mise en scène et à nue, l’Algérie d’aujourd’hui, schizophrène tournant sur elle-même, crapahutant avec ses malheurs et ses bonheurs, plus hantée par son passé décomposé et travesti que par son devenir. Les personnages sont à la fois réels et fictifs, tourmentés par leur destin. Les lieux sont chaotiques, blessés tout autant que les hommes, tout aussi merveilleux qu’eux.

L’écriture « fuyant par tous les bouts », libérée de nombreuses contraintes est artificiellement provocante. La raillerie et l’humour postés aux avant-gardes abritent en définitive des tragédies vivantes enchaînées dans des culs-de-sac infranchissables où « il ne se passe rien. Comme dans un cimetière, un jour d’automne d’une année morte dans un village abandonné d’une lointaine campagne d’un pays perdu d’un monde mal fichu » (Harraga). L’esthétique, telle un nectar, imbibe le récit qui explose, atteignant le lecteur attentif au plus profond de ses certitudes. Elle emporte tout sur son passage ; elle est un hymne à la liberté de l’Homme. La liberté de la femme et de l’homme : « Chérifa roulait du nombril et du popotin comme une vraie de vraie, pour ma part je la jouais modeste, mes formes ne sont pas celles d’une nymphette squelettique. Derrière, nous filant le train, réglés sur nos élans, les malades attendaient le déclic pour nous bondir dessus. Un peu avant le clash, je me transformais en femme à scandales et les voilà s’égaillant dans les venelles comme des cafards. Encore des lâches qui travaillent à leur honte ». (Harraga) Et l’espoir pointe alors nécessairement son petit bout de nez.

Il en va légèrement différemment avec le décapant et dérangeant « Poste restante : Alger ». Paru il y a quelques jours (16 mars 2006) aux éditions Gallimard, ce petit livre (49 pages) n’est pas un roman. C’est un pamphlet, une lettre de colère et d’espoir, composée de dix parties de quelques pages chacune. Une lettre cri du cœur, que l’auteur-citoyen adresse à ses compatriotes, ses amis, ses frères et sœurs, comme dans tous ses romans, même si là nous ne sommes plus (tout à fait) dans la littérature. Le récit règle leur compte à de vieux et solides tabous. L’auteur est brut, direct, violent parfois, querelleur même. Une diatribe contre le régime autoritaire Algérien manipulateur de mémoire, un libelle, contre les islamistes usurpateurs d’identités, contre les lâches et les corrompus : « Nos voix ont été réquisitionnées pour amnistier ceux qui, dix années durant et jusqu’à ce jour, nous ont infligé des douleurs…Que s’est-il passé ? les urnes ont été bourrées, d’accord, mais pourquoi n’avons-nous pas réagi ? Amnistier en masse des islamistes névrosés et blanchir des commanditaires sans scrupules tapis dans les appareils de l’Etat n’est pas comme élire un Président imposé… C’est douloureux de vivre avec l’idée que nos urnes ont servi de machine à laver le linge sale des clans au pouvoir… retenons ceci mes chers compatriotes : le devoir de vérité et de justice ne peut tomber en forclusion. Si ce n’est demain, nous aurons à le faire après-demain, un procès est un procès, il doit se tenir. Il faut se préparer ».
Lettre à intercepter au passage 9 étoiles

Voilà un pamphlet percutant contre l’État Algérien sur de nombreux thèmes tels que la récupération de la guerre d’indépendance, le manque de démocratie, etc. C’est un livre, aussi, qui permet d’apprendre beaucoup sur l’Algérie, loin de l’image d’une entité monolithique.
Petit ouvrage sur l’Algérie, il pose des questions plus universelles. On trouve ainsi la façon dont un état-nation, comme la France, peut se créer lui-même. Tocqueville, dans un discours à l’Assemblée Nationale, a dit en substance qu’on ne crée pas de nation sans mythes. La France a utilisé des mythes pour se créer. Sansal nous montre une Algérie qui reprend le même principe et la même rhétorique en l’adaptant aux portions géographiques et culturelles qu’elle possède. Ici, les gaulois sont les « arabes », le Christianisme l’Islam, avec les mêmes négations de simples réalités. Frappant de similitude avec le pays qui l'a colonisé.
C’est un livre écrit comme les choses sont pensées. Une pensée à voix haute alternant colère puis espoir, passant du présent au passé, avec des thèmes s’imbriquant, donc sans plan logique impeccablement suivi. Il peut paraître brouillon à certain. Mais cela lui donne une aura de spontanéité qui confère à ce texte une certaine force.
Un livret loin d’être inintéressant, même pour quelqu’un qui n’est pas algérien.

Naturev - DOLE - 58 ans - 2 juin 2008


La censure algérienne 10 étoiles

En Algérie, pour importer des livres, les éditeurs doivent recevoir un visa spécial délivré par le Ministère de la Culture. Sans visa, pas de livre. Ça arrive. Peut-être plus souvent qu'on ne le pense. C'est ce qui s'est produit avec ce texte de Boualem Sansal pour lequel la société de diffusion Edif 2000 n'a jamais reçu d'autorisation ministérielle. Cela n'empêche cependant et heureusement pas cette soixantaine de pages de circuler sous le manteau en Algérie, d'autant plus que le texte a été édité en France par Gallimard et largement diffusé dans l'Hexagone et ailleurs. Sauf en Algérie. Pays auquel s'adresse Boualem Sansal. Sa patrie, ses compatriotes. Auxquels il dit tout le mal qu'il pense des islamistes et de ce qu'ils font de l'Islam. Les regrets et la colère qu'il éprouve face à "la dictature policière, bureaucratique et bigote" qui règne en maître en Algérie, un pays dans lequel se mêlent bien trop religion et politique et qui exige du repentir de la part du colonisateur, en se cachant pourtant les yeux devant la compromission dont on fait preuve certains face à la montée du FLN qui a honteusement récupéré les hauts faits de l'Indépendance.

C'est une lettre d'amour, c'est un cri, l'appel au réveil. Sansal n'y dit pas que la France est meilleure, elle a ses défauts, il en parle, sans scrupules. Il n'établit pas de comparaisons, il demande à son peuple de se réveiller. Et ça, évidemment, ça dérange le pouvoir en place. Parce qu'il ne s'agit plus ici de fiction. Tant que Boualem Sansal se contentait d'écrire des romans, même cyniques et critiques, il était aisé de dire que cela n'était jamais que de l'invention. Ici c'est différent, c'est la vérité.
J'ai envie de dire "Honte aux censeurs algériens", mais je me prends encore à imaginer que ceux-ci ne sont sans doute que de pauvres bougres qui obéissent aveuglément et craintivement à un pouvoir n'hésitant jamais à utiliser pressions et réprimandes. Suis-je naïve d'accorder cette parcelle d'indulgence? Peut-être.
Puisse la lettre de Boualem Sansal circuler librement, un jour peut-être...

Sahkti - Genève - 50 ans - 20 juin 2006