Pierre Bonnard : L'oeuvre d'art, un arrêt du temps
de Suzanne Pagé

critiqué par Jlc, le 23 février 2006
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Une sensualité et un doute, en même temps
Ainsi le photographe Henri Cartier Bresson définit-il le peintre Pierre Bonnard dont il fit, dans les années 40, quelques superbes portraits que reproduit le catalogue de l’exposition « Bonnard, l’œuvre d’art, un arrêt du temps ».

Cette exposition veut lever le malentendu Bonnard. Car il y a malentendu et sa place serait indécise dans la peinture du vingtième siècle. Vient-il de Picasso, qui ne l’aimait guère, et le qualifia de « pot pourri de l’indécision » ? Vient-il des problèmes de sa succession qui empêchèrent de voir ses tableaux pendant une vingtaine d’années, accentuant encore ce « purgatoire d’indifférence » qui frappe tous les grands artistes ? Ne vient-il surtout pas de Bonnard lui-même qui, au siècle de ces deux géants que furent Matisse et Picasso, demeura impénétrable (regardez ses auto-portraits !), passif, effacé, sorte de bonze ermite de la peinture ?

La sensualité d’abord. Bonnard est le peintre d’une certaine expression du bonheur, des plaisirs domestiques, dénué de tragique mais pas de mélancolie. « Celui qui chante n’est pas toujours heureux » disait-il. Peintre de la femme ou plutôt d’une femme, Marthe, rencontrée en 1893 et qui fut son modèle et sa compagne jusqu’à sa mort, en 1942. Marthe, représentée dit-on dans 384 de ses tableaux, ne vieillira jamais, sorte de sensualité éternelle d’un artiste qui ne reproduit pas le réel mais le pense pour le recomposer. Bonnard n’a jamais peint « sur le motif » mais dans son atelier en ré-imaginant ce qu’il a d’abord regardé. Sensualité des paysages aussi, qu’ils soient normands ou méditerranéens.
Etre face à un Bonnard, c’est vivre un moment d’émotion où se mélangent, comme les couleurs d’une palette, contemplatif et intimisme, rêverie et quotidien réinventé. On est submergé par les couleurs que pourtant l’artiste décrit comme le raisonnement, quand le dessin serait la sensation. Quoiqu’il en dise, ce qui domine chez lui, c’est ce foisonnement de couleurs qui crée un « immense fouillis » dont notre regard fait émerger peu à peu, quand on sait regarder, êtres et choses, paysages et moments. C’est à ce propos que Yve-Alain Bois, auteur d’un des essais du livre, parle joliment de « pouvoir de retardement » . Car sensualité ne veut pas dire facilité. Bonnard c’est bien plus compliqué qu’il n’y paraît au premier abord et c’est pourquoi le procès de banalité qui lui a été parfois fait relève de la mauvaise foi ou des caprices du temps.

Mais aussi doute. Il s’exprime dans cette volonté de perfectionnisme qui conduisait Bonnard à retoucher indéfiniment ses œuvres. Ainsi, à la veille de sa mort, demanda-t-il à son neveu de changer le vert de son dernier tableau « L’amandier ». Doute encore, cette terreur de devoir prendre position. Doute, quand il écrit dans son carnet, le 27 octobre 1935, « En peinture aussi, la vérité est près de l’erreur ». Doute enfin quand il dit chercher non pas à peindre la vie mais à rendre vivante la peinture. Le point de départ du tableau pour lui, comme pour Matisse, n’est pas l’émotion mais l’idée. Bonnard est un intellectuel mais il n’a jamais été un théoricien de la peinture. Il doutait beaucoup trop et sa timidité l’empêchait de devenir une sorte de leader. "C’est un artiste de premier plan qui n’a jamais joué un rôle de premier plan".

Cette exposition est très belle, très intelligemment conçue. Elle réhabilite, s’il en était besoin, Bonnard pour ce qu’il est : un très grand coloriste et un superbe artiste, un précurseur de la modernité plus qu’un post impressionniste égaré dans son siècle.

Le catalogue qui accompagne cette exposition est fort bien fait, avec des textes explicatifs de haute qualité et des illustrations qui démentent ce qu’un critique anglais, Howard Hodgkin, a écrit : « Ses tableaux passent mal aux reproductions parce que la délicatesse de la touche est quelque chose qu’il faut ressentir physiquement ». Certes il vaut mieux voir un original que sa reproduction, et vous en avez actuellement une superbe occasion au Musée d’Art Moderne de Paris. Néanmoins, voir et revoir les tableaux reproduits dans cet excellent livre vous donnent, comme l’a dit son dernier modèle Dina Vierny, « des coups de pinceau en plein cœur » qui arrêtent le temps.
Cherchez les repères 1 étoiles

J'ai trois (bonnes) raisons d'apporter ma réflexion sur ce livre. La première est que j'aime Bonnard et son œuvre depuis plus de 40 ans, la seconde est que je suis peintre moi-même, mais surtout la troisième est que suis professionnel des arts graphiques et par voie de conséquence expert en reproduction sur supports papier. Après m'être déplacé pour cette rétrospective tout à fait émouvante j'ai envisagé l'achat du catalogue pour compléter ma documentation déjà bien fournie. Beurk! Ce livre est la pire chose que j'ai pu voir dans le genre. Ce travail d'éditeur et l'ensemble de ceux qui ont collaboré à la présente "bavure" porteront la responsabilité d'un détournement fondamental dans l'œuvre du peintre, le détournement de la couleur (sa vision si particulière et si pointue), au profit d'une formidable "fête à NeuNeu" (une des expressions préférées d'un de mes professeurs de dessin).
Au crédit d'une telle réalisation, on peut se prendre à espérer qu'un candide amateur "alléché" par tant d'exaltation chromatique, se déplaçant pour constater "de visu", reçoive la révélation de sa vie en découvrant les originaux. Enfin, il faut admettre que reproduire un tableau n'est pas chose facile, mais que grâce aux moyens "modernes" d'aujourd'hui, l'ordinateur ayant remplacé le photograveur et le chromiste, le numérique l'analogique, on peut faire encore pire...

Giro - - 76 ans - 27 mars 2006