Un coeur de trop
de Brina Svit

critiqué par Angèle Paoli, le 4 février 2006
( - 76 ans)


La note:  étoiles
Un cœur à prendre
Un cœur de trop ? C’est le titre mi-« eau de rose », mi-flaubertien, que l'écrivain franco-slovène Brina Svit a choisi pour son deuxième roman écrit directement en français (après « Moreno »). Un roman à l’essence subtile, insaisissable, audacieuse et folle, pareille à celle des parfums de son héroïne, « Parfum de Lila » ou « Secret n° 3 ».

« Un cœur de trop », quelques phrases pourraient suffire à résumer ce roman, même si ce n'est pas le roman d'un cœur simple. Oui, cela est tout à fait envisageable, c’est d’ailleurs ce que dit Lila Sever à propos du « petit roman » qu’elle est en train de lire.

Lila pourrait vous dire que ce roman, c’est l’histoire d’une femme qu’un incident, en apparence anodin, fait soudain sortir de sa vie. Ou encore que c’est l’histoire d’une rencontre imprévue et bouleversante. Mais toutes les rencontres, les vraies, ne sont-elles pas imprévues et bouleversantes ? Lila pourrait aussi vous dire que l’histoire qui lui arrive est celle d’un impossible amour. Ou encore, si elle avait le « nez littéraire », l’histoire d’un roman dans le roman. Celle qu’elle découvre, justement, dans le manuscrit de Matija Sever, son père. Sauf que l’histoire dont elle lit le récit sous la plume de Matija, est sa propre histoire. Une histoire vraie donc, celle de Lila Sever au tout début de sa vie. Une histoire dont le puzzle se reconstitue pièce par pièce.

Qui s’aventure dans les romans de Brina Svit doit être patient. Il faut accepter de prendre des chemins de traverse, de se laisser conduire en suivant un « fil rouge » ténu ou de se laisser guider par les quelques leitmotive qui sourdent sous l’écriture. L’histoire de Lila Sever, c’est tout cela à la fois. Et la suivre dans «Un coeur de trop », c’est se demander avec elle comment il est possible que la vie puisse prendre, du jour au lendemain, une direction tout autre que celle prévue. Se dire que tout peut basculer à tout moment. Cet effet de basculement, c’est cela qui arrive à Lila Sever. Qu’elle a peut-être hérité de sa mère, « la petite brune » … aux yeux « d’un vert étonnant, limpide et froid comme deux lacs alpins ». Lila l’imprévisible et l'indomptable, qui ne fait que le contraire de ce qu’elle s’était juré de ne pas faire.

Ne pas s’attarder dans cette maison au bord du lac et rentrer à Paris sitôt les obsèques de Matija terminées ! Retrouver sa vie bien huilée avec Pierre, son mari, et Oscar, leur fils ! Réintégrer le trio brahmsien bien rôdé de Simone-Pierre-et-Lila ! Simone, l’amie des vingt ans, collectionneuse sentimentale et un brin farfelue. Mais capable d’abandonner tous ses rendez-vous d’affaires pour voler au secours de Pierre et de Lila.

Au lieu de cela, Lila s’éternise dans sa maison slovène au bord de ce lac alpin entouré de montagnes. Un lac qu’elle n’a pourtant jamais aimé et qu’elle trouve vraiment, mais vraiment trop « kitsch ». Mais peut-être après tout Lila est-elle en train de devenir « kitsch », elle aussi, à force de s’incruster dans cette maison des brumes hivernales. À force de se plonger dans la lecture du manuscrit de Matija. « Un cœur de trop ». Tout en attendant le retour de Sergueï. Sergueï ? Elle raffole qu’il lui demande si elle veut faire l’amour... d’abord et manger des spaghettis... ensuite. Ou bien l’inverse. Il faudra bien que tout cela prenne fin un jour ou l'autre, ce soir ou demain, mais Lila a beau imaginer plusieurs issues possibles, comme le ferait un romancier pour venir à bout de son personnage et de son récit, elle ne parvient pas à trouver la sortie. Et quand enfin elle a tranché, une force extérieure intervient, qui la détourne de son choix. Mais dévoiler la pirouette finale de ce récit mené « con brio » serait lui confisquer sa douloureuse saveur. Que domine le cri de révolte et de lucidité de Lila : « Matija a tout faux : on peut souffrir, on peut se tromper, on peut perdre, on peut avoir mal, on peut commettre l’irréparable, on peut errer dans les ténèbres, on peut se sentir coupable, misérable et ne rien comprendre… mais il n’y a jamais de cœur de trop dans nos vies, non, jamais… »

La chute de cette cruelle leçon de « marivaudage » qui fourmille de trouvailles et de formules drôles, est à l’image du style de Brina Svit. Qui pratique en virtuose l’art du glissando. Art subtil et périlleux qui fait de l’écriture de Brina Svit un contrepoint polyphonique inimitable. Du grand art assurément. Mais l’ambition suprême de Brina n’est-elle pas de faire de la vie – de sa vie - une œuvre d’art ?
Amour du soir 8 étoiles

Brina Svit tricote des histoires d’amour comme d’autres tricotent de la layette, avec beaucoup de finesse et d’élégance, même si elle y glisse parfois une petite note pathétique. Dans ce livre elle raconte les amours tardifs de Lila, quarantenaire slovène qui vit depuis longtemps à Paris où elle est mariée à Pierre, ancien amant de sa meilleure amie, Simone. Lila doit retourner dans son pays pour assister à l’enterrement de son père, elle découvre alors que celui-ci lui a légué une maison sur le lac de Bled qu’il a achetée spécialement pour elle, et dont, dans un premier temps, elle ne veut pas. Mais, après une rencontre au hasard d’une promenade dans la nuit, elle s’installe dans cette maison où elle se trouve bien et décide de rester un certain temps qui se prolonge de jour en jour. Elle coupe implicitement les ponts avec son quotidien : mari, fils, métier – nez dans les parfums -, amie, etc.… pour vivre autre chose entre un médecin qui l’aime et un vieux grand maître aux échecs qui voudrait bien l’aimer lui aussi.

Elle veut vivre cet amour du soir de la vie avec l’homme qu’elle a rencontré dans la nuit, vivre une idylle peut-être éphémère, ils le savent bien, mais elle veut vivre ces instants pleinement sans se préoccuper de savoir ce qui arrivera plus tard, elle veut connaître encore l’amour car à quarante ans on peut encore aimer et vivre des choses exaltantes. Dans la maison léguée par son père, elle trouve un manuscrit qui raconte son enfance, alors elle ne peut plus quitter ce lieu où est son histoire, où est son nouvel amour, où sont ses racines qu’elle n’a jamais cultivées jusqu’alors.

Brina Svit reconstitue le trio rituel mari, épouse, meilleure amie, qui se confronte aux contours de la quarantaine en déterrant les fantômes de la jeunesse quand le mari a choisi entre les deux femmes, un voyage dans le temps et l’espace au gré des souvenirs et humeurs. Brina est une grande spécialiste des affaires cœur et notamment des amours tardifs, elle décortique les sentiments et les états d’âme avec une précision chirurgicale plongeant le lecteur au cœur des passions qui se nouent et se dénouent sous sa plume avec une grande légèreté et beaucoup d’élégance. Le métier de Lila, nez dans la création de parfums et arômes, lui permet de donner une touche très sensuelle à son texte où les odeurs prennent une place prépondérante.

Avec de très nombreuses références culturelles qui dépassent largement le cadre habituel de la littérature et de la musique, elle montre l’étendue de sa culture, une culture bien parisienne pour une Slovène. Elle écrit l’amour, l’amour difficile, l’amour qui demande des sacrifices, l’amour qui mérite bien ces sacrifices. Un amour vaut toujours la peine d’être vécu, les Slovènes ne sont pas slaves mais Brina Svit semble avoir l’âme bien sentimentale dans cette histoire empreinte de romantisme.

Débézed - Besançon - 76 ans - 3 juillet 2013


le lac gelé 10 étoiles

Lila Sever, une jeune slovène, vit à Paris avec Pierre, le père de son fils Oscar. Elle apprend la mort de son père, Matija, resté en Slovénie, qui lui a légué une maison au bord du lac de Bled. Elle va partir là-bas et retrouver par la même occasion son demi-frère Izo. Elle y va un peu à contre-coeur, elle n'était pas très attachée à ce père qui ne s'est guère occupé d'elle, mais aussi parce qu'entre Pierre et elle, ce n'est plus tout à fait comme avant. Bref, elle y va, mais ça ne va pas du tout se passer comme elle l'avait prévu, et le voyage qui devait durer quelques jours va se transformer en une retraite, d'abord solitaire, puis... mais il faut laisser au lecteur le plaisir de découvrir lui-même la suite de ce beau roman. Il est vite lu, mais au-delà de sa simplicité c'est un beau portrait de femme qui nous est proposé, et un bien joli voyage dans les méandres du coeur féminin...

Jfp - La Selle en Hermoy (Loiret) - 75 ans - 12 mars 2011


Une histoire entre deux cultures 8 étoiles

Ce roman navigue entre les deux cultures que la romancière maîtrise le mieux. Et pour cause, en tant que Slovène vivant en France, quoi de plus logique que de parler d’une Slovène de Paris, Lila, ayant à retourner dans son pays natal ? La cause de ce retour aux sources est le décès de son père. Au début, aucun enthousiasme n’est mis dans ce voyage forcé. Ce n’est pas tant la cause funèbre, que la perspective de s’envoler pour une destination méprisée : la ville de Bled. Une ville décrite comme une carte postale, un gâteau de noces, un peu trop factice, rien de bien motivant à ses yeux. Mais comme souvent, le hasard intervient, et le séjour de quelques jours se prolonge, de façon indéterminée. Le mari et l’amie, restés en France, n’en sont pas vraiment informés, cependant. Il faut dire que Lila découvre à Bled une vie qu’elle ne soupçonnait pas, d’autant plus attachante qu’elle est spontanée, qu’elle n’a pas d’avenir. Elle découvre également dans la maison que son père lui a légué un roman dont il est l’auteur. Un cœur de trop. Qui en sont donc les protagonistes ?

Le roman est construit sur deux plans. En Slovénie, on vit avec Lila les retrouvailles, le changement de vie. Parallèlement nous est conté son retour en France, à travers les yeux de sa meilleure amie, Simone, qui en profite pour faire une rétrospective mentale de sa vie avec Lila. On y découvre son passé, ses habitudes, la relation qu’elles ont toutes deux avec un homme, mari de Lila, ancien amant de l’autre.

Ce roman profite de la situation de Lila pour évoquer la thématique des différences culturelles. Celles que Lila ressent en France, celles qu’elle éprouve en retournant en Slovénie. Le fait qu’on soit ainsi attaché à deux pays a pour conséquence qu’on n’appartient plus vraiment à l’un ni à l’autre.

Cette identité à mi-chemin entre les deux nationalités se retrouve régulièrement tout au long du roman :
- Dans le métier typiquement français de Lila : nez, pour un parfumeur de renom.
- Dans sa façon plus slovène de mépriser Bled et son lac, lieu superficiel que le touriste aimera pourtant visiter, par rapport à celui de Bohinj (à peine évoqué), plus sauvage, plus naturel, plus difficilement accessible, qui aura la préférence des autochtones.
- Dans l'amour de Lila pour le bon vin, partagé par la France et la Slovénie, deux pays viticoles.
- ...

Pour finir, il est intéressant de savoir que Brina Svit a rédigé ses plus récents romans - dont Un coeur de trop - en français, contrairement à Mort d'une Prima Donna slovène, par exemple, qui nous a été traduit du Slovène.

Mr Grille-Pain - - 38 ans - 26 janvier 2009