Mélancolie : Génie et folie en Occident
de Jean Clair

critiqué par Jlc, le 22 janvier 2006
( - 80 ans)


La note:  étoiles
Le bonheur malheureux
Bien que catalogue d’une très belle exposition, aujourd’hui terminée à Paris mais en partance pour Berlin, cet ouvrage est un livre à part entière. C’est un superbe voyage à travers l’histoire culturelle de l’Occident.

Depuis le XVIII ème siècle, le mot mélancolie ne signifie plus guère en français que vague à l’âme alors qu’il a gardé son sens premier, en anglais ou en allemand, pour désigner une humeur qui alimente aussi bien l’enthousiasme du créateur que la psychose maniaco-dépressive. Car la mélancolie est double.

Si Yves Bonnefoy y voit « une espérance à la fois toujours renaissante et sans fin déçue », si pour Eschyle elle est un « apprentissage de la souffrance », Hippocrate décrit les symptômes d’une maladie et Aristote se demande pourquoi elle touche tous les hommes d’exception.

Chez les Anciens, l’ordre du corps reflète l’ordre du monde. C’est la prédominance de certaines humeurs qui déterminent le tempérament individuel. La mélancolie est ainsi assimilée à un excès de bile noire, générant un certain nombre de caractéristiques : la posture (tête inclinée vers le sol, s’appuyant sur une main, telle que Durer l’a superbement traduite), une qualité naturelle (le mélancolique serait froid et sec), une saison –l’automne-, un caractère –pensif et introspectif-, une planète (Saturne), un age de la vie (la maturité), un herbier, une pharmacopée, une couleur (autrefois le jaune ou le vert mais la Réforme va imposer le noir qui virera, dans notre monde urbain, au gris, à moins que ce ne soit au bleu, référence au blues américain ou au poème d’Aragon). La mélancolie est double, affection de l’esprit et humeur du corps.

Ce livre raconte, décrit, illustre, explique l’histoire de la mélancolie de l’Antiquité grecque à notre monde contemporain. On passe par le Moyen-Age où l’acedia (son autre nom) est pour les uns une perversion de la volonté quand d’autres y voient une mise à l’épreuve dont la plus célèbre est la tentation de Saint Antoine. Toujours cette dualité !
Au temps de la Renaissance, on retrouve cette ambivalence dans les objets des cabinets de curiosités ou dans la folie louvière et le mythe du loup-garou avec toujours cette hésitation entre l’ange du ciel et le démon de l’enfer.
La mélancolie devient même, au XVIIème siècle, un enjeu européen entre l’Espagne où elle est perçue comme un critère de supériorité et la France qui se veut plus tempérée. D’ailleurs « l’honnête homme » ne sera pas mélancolique.
Ensuite, ce qui relevait essentiellement de la philosophie et de la médecine s’étend aux sentiments. Chateaubriand crée, avec René, le modèle du mélancolique moderne. Ce mal du siècle deviendra spleen chez Baudelaire puis dépression chez Sartre dont « La nausée » devait s’appeler « Melancholia ». Le philosophe cède la place au psychiatre car la mélancolie, toujours double peut mener à la poésie (« un rappel, un Orient désigné » pour Bonnefoy) ou à la folie. Ou au génie, magnifiquement illustré par le portrait du docteur Gachet de Van Gogh, Gachet dont la thèse de médecine s’intitulait « Etude sur la mélancolie ».

Ce livre est une suite d’essais qui, dans un ordre chronologique, sont un questionnement sur cette dualité, entre folie et génie, entre psychisme et somatique. C’est parfois savant mais toujours passionnant. A chaque page, on apprend quelque chose. Les illustrations sont parfaitement choisies, reflets de ce qu’étaient les objets de l’exposition, même si on peut regretter une mise en page qui manque parfois de clarté pour le lecteur qui n’a pu voir l’exposition. Généralement un catalogue se regarde avant de se lire. Celui-ci est à lire d’abord pour mieux comprendre ce qu’il montre ou désigne.

La mélancolie contemporaine est radicale car elle ne peut plus réordonner les éléments trop épars du réel. Le génie des hommes dans les technologies ou l’art mais surtout leur folie dans les guerres, les dictatures ou les exterminations ont fait naître plus d’angoisses que d’espoirs. Face à cette dualité, toujours plus inquiétante, peut-on encore imaginer, comme le souhaitait Camus, Sisyphe heureux ?