Bien qu’il s’inspire directement du texte de Le Fort, Bernanos a fait de ses dialogues une œuvre toute personnelle où l’on retrouve les thèmes chères à sa vie spirituelle et d’écrivain : l’enfance, la peur, la grâce, l’honneur. Malgré la brièveté de ces Dialogues Bernanos a su y mettre une profondeur, une densité que j’ai beaucoup apprécié.
Si la peur s’incarne complètement dans le personnage de sœur Blanche de l’Agonie du Christ, elle n’en est pas moins présente également chez les autres religieuses. Tout le long de la pièce, on ressent cette ambiance de l’âme apeurée devant les faiblesses de sa nature et plus spécialement de la perspective de la mort. Peur qu’on serait tenté de croire comme étant révélatrice d’un pessimisme ou d’une désespérance de la part de Bernanos. Ainsi, même la première Mère Prieure, dans son agonie, lâche avoir « peur de la mort » (p.53) Quant à Blanche, elle sait être « née dans la peur, j’y ai vécu, j’y vis encore » (p.138), s’attirant le mépris du monde qui méprise la peur. Pourtant, si cette peur est omniprésente, elle n’en est pas pour autant rejetée et fait au contraire partie intégrante, chez Bernanos, de l’économie de la rédemption. Certes, devant les affres de la mort, il ne sert de rien d’avoir passé sa vie à méditer là-dessus comme le rappelle la Mère Prière. (p.43) Mais le mystère de la peur, de cette faiblesse, est dépassée, transfigurée par son identification à l’angoisse du Christ à Gethsémani. A plusieurs moments, différentes carmélites se disent que cette identification doit être suivie par l’imitation de l’Agonie qui a suivie l’angoisse. Bernanos intègre donc la peur dans le plan du salut. Blanche, en rentrant en Carmel, se fait rappeler par la Mère Prieure que ce que le Christ veut éprouver en elle ici, « ce n’est pas votre force, mais votre faiblesse ». C’est dans la mesure où elle se réussira à se soumettre à la vie cloîtrée, à l’obéissance et à l’immolation qui en découle, tout en gardant sa nature si craintive, que sœur Blanche pourra devenir Sœur de l’Agonie du Christ. D’ailleurs, elle-même le sait bien, sa nature n’est pas une faute en tant que telle : « Je n’offense pas le bon Dieu. La peur n’offense pas le bon Dieu. » (p.138). Répondant ainsi à l’affirmation de sa Mère supérieure qui assure que « la faiblesse sera finalement réconciliée et glorifiée dans l’universelle rédemption » (p.128). Par ailleurs, Bernanos introduit ses Dialogues par une citation d’un de ses romans, La Joie, où l’abbé Chevance disait : « En un sens (…), la Peur est tout de même la fille de Dieu, rachetée la nuit du Vendredi-Saint. Elle n’est pas belle à voir – non ! – tantôt raillée, tantôt maudite, renoncée par tous… Et cependant, ne vous y trompez pas : elle est au chevet de chaque agonie, elle intercède pour l’homme. » L’écrivain configure donc toutes ces bienheureuses carmélites à la Passion du Christ : elles en connaissent les tentations du désespoir, les fuites (Blanche s’enfuit à deux reprises du couvent et échappe également à sœur Marie) et les craintes. Finalement, elles terrassent toutes ces faiblesses par le don, librement consenti, de leur vie après avoir vécu l’agonie et ses souffrances. (« Vous savez très bien que c’est dans la honte et l’ignominie de sa Passion que les filles du Carmel suivent leur Maître.» p.91) Si bien que, paradoxalement, j’ai trouvé que cette peur loin d’être oppressante, était remplie d’espérance dans la mesure où elle laissait cette infirmité humaine secondée, appuyée, par la grâce.
En effet, le deuxième élément qui m’a marqué dans cette œuvre est le rappel de ce combat sur la nature humaine, aidé, lorsqu’on l’accepte, par l’apport de la grâce. Autour de la première mère prieure, mais surtout chez Blanche de la Force, Bernanos décrit une atmosphère qui, sans cesser d’être complètement humaine, avec les faiblesses, les défauts, les lâchetés des religieuses, est empreinte d’une certaine divinité avec le secours de la grâce et la communion des saints. Blanche saisit bien que la fragilité de sa nature est « le signe de sa (au Christ) volonté sur sa propre personne. » (p.24). Nature qu’il lui faut surmonter. D’ailleurs, la Mère Prieure, en confiant Sœur Blanche à Mère Marie de l’Incarnation, l’avait mis en garder à ce qu’elle fasse attention à « surmonter certains mouvements de la nature » (p.45). Alors que son frère refuse de croire qu’il soit possible à sa sœur de surmonter la nature (p.73), Blanche confirme qu’elle n’espère plus en cela, en ajoutant toutefois que seule sa vie au carmel lui permette de vivre libérée : « Partout ailleurs je traînerai mon opprobre ainsi qu’un forçat son boulet » (p.100). L’échec semble patent pour Blanche qui, en entrant au Carmel, avait définit à la Mère Prieure comme étant la première obligation d’une Carmélite celle « de vaincre la nature » (p.28). Pourtant, Blanche n’est-elle pas montée sur l’échafaud, alors même qu’elle avait la possibilité d’y échapper ? La grâce n’est-elle pas venue se greffer sur cette nature qu’elle n’aura finalement jamais réussi à maîtriser ? Ne dit-on pas d’ailleurs que là où le péché abonde, la grâce surabonde ? Savoir qu’elle est venue cueillir sa palme du martyre alors que sans cesse dans le livre on voit Blanche s’enfuir, pleurer, trembler, hésiter, apeurée est pour moi un signe de la foi profonde de Bernanos qui a su décrire dans la religieuse humainement la plus indigne celle qui fut finalement la plus aimée et la plus aimante car ayant su accepter la grâce tout en composant avec sa nature.
Quant à la communion des saints, elle s’effectue notamment au travers de la mort de la première Mère Prieure et de Blanche. En effet, la mort de la prière, une petite mort, qui n’était « pas à la mesure de notre Prieure » (p.57), à donner à Blanche la force de connaître une grande mort. « Oui, de toutes mes filles, la plus chère et aussi la plus hasardée, la plus menacée. Pour détourner cette menace, j’aurais bien donné ma pauvre vie, oh ! Certes, je l’eusse donnée… Je ne puis donner maintenant que ma mort, une très pauvre mort. » (p.47) dit la Mère Prieure juste avant de mourir. La menace, c’était celle d’une mort couarde, d’une petite mort, d’une trahison. Finalement, en offrant sa mort, la Prieure a permis à Blanche de faire une belle mort, au-delà de ce que sa nature propre laissait à tout le monde de penser le contraire. Sœur Constance, une novice, en a eu la prémonition en affirmant que pour celle qui bénéficiera de cette petite morte offerte par la Mère Prieure, « lorsque viendra l’heure de la mort, (elle) s’étonnera d’y entrer si facilement, et de s’y sentir confortable. (…) Peut-être même qu’elle en tirera gloire ». C’est exactement ce qui est arrivé, puisque on peut s’étonner de la façon digne et assurée dont Blanche est allé à l’échafaud, quand on se rappelle que peu de temps auparavant, avant de se sauver à nouveau, elle criait encore : « je ne veux pas mourir ! » (p.143) Et la gloire qu’elle en a tiré est celle des martyrs, alors même que tout le monde voyait en sœur Blanche une religieuse trop couarde pour offrir sa vie. Bernanos ici, au travers de la communion des saints, montre la grandeur de la gratuité et du don libre et désintéressé. Notamment de celui, ultime, de notre propre vie. Et lorsque sœur Constance déclare avec malice qu’« on ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou même les uns à la place des autres » (p.57), elle se fait l’interprète fidèle des pensées de Bernanos qui, dans plusieurs de ses romans, fait écho de cette gratuité de la communion des saints.
Enfin, le dernier point qui m’a le plus touché dans ce livre est l’esprit d’enfance qu’on trouve principalement chez sœur Constance et sœur Blanche. Thème cher à Bernanos qui a été beaucoup marqué par Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et Saint Jeanne d’Arc, dont il écrivit d’ailleurs une hagiographie. Constance et Blanche incarnent les figures enfantines de Jeanne et de Thérèse. Cette fidélité est l’esprit d’enfance, et lorsqu’elle n’est pas le fait de bonnes dispositions naturelles, nécessite un incessant combat. Ainsi, la Prieure affirme qu’« une fois sorti de l’enfance, il faut très longtemps souffrir pour y rentrer, comme tout au bout de la nuit, on retrouve une autre aurore. » (p.32) On rencontre cet esprit d’enfance, où l’insouciance se mêle à la confiance, dans de nombreuses réparties de Constance. Ainsi, la désinvolture de celle-ci lorsqu’elle s’exclame : « Mon Dieu, la vie m’a tout de suite paru si amusante ! Je me disais que la mort devait l’être aussi. » (p.39) Légèreté qui n’a pas été sans choquer certaines religieuses mais que Bernanos n’a pas caché pour montrer la simplicité de l’âme de l’enfant. Cette seule qualité, où disposition, qui est agréable à Dieu. Face aux bourgeois, aux technocrates, aux prêtres médiocres, aux intellectuels « biens pensants », Bernanos présente la simplicité de sœur Constance qui, à la question de savoir si elle dira une prière au moment de monter au supplice, répond : « Mon bon Ange la dira pour moi. J’aurai bien assez de mourir. » (p.110). L’esprit d’enfance de sœur Constance, c’est également sa joie de vivre que rien ne pourrait entamer. Même dans la perspective du martyre, elle ne perd pas l’occasion de jouir des choses légitimes et de lancer un bon mot. Ainsi, alors qu’on lui reprochait d’être un peu gourmande, elle répond : « l’office des martyrs n’est pas de manger, mais d’être mangés. » (p.89). Elle incarne aussi bien la spiritualité thérésienne de la petite voie, où toute chose ordinaire est le terrain de sa sanctification (« A la chapelle, au travail, et dans le grand silence, je peux bien m’y préparer d’une autre manière. Cette manière-ci est celle de la récréation. » p.89), que le panache de Jeanne d’Arc, lorsque elle ne s’effarouche pas de dire, alors que l’on parlait des révolutionnaires : « Si mon sexe et mon état me le permettraient, je donnerais bon compte des gens dont vous parlez. » (p.68)
Finalement, Bernanos fait même de l’esprit d’enfance la meilleure manière de garder son honneur. Alors que l’honneur est souvent difficile lorsqu’il nécessite un sacrifice qui paraît toujours trop élevé aux esprits médiocres ou calculateurs, il coule de source pour l’esprit simple qui s’abandonne avec confiance à la grâce. Sans la grâce, c’est la nature qui parle encore, tout du moins qui cherche encore à s’exprimer comme Mère Marie qui, lorsque le prêtre lui demande de renoncer à sa volonté de martyre, s’écrie : « Je suis déshonorée ! » (p.153) Voici « le cri de la nature à l’agonie ». C’est encore et toujours l’honneur, la considération et l’estime personnelle, la conservation d’une partie de soi encore dépendante du regard d’autrui, qui est le sang le plus difficile à verser. Et, pour celles qui ne connaissent pas encore la simplicité d’âme, « chaque goutte de celui-ci (…) arrache plus que la vie ! ».
Selon moi, au-delà de la beauté sobre mais efficace de son style, Bernanos parvient à nous faire poser la question, délicate mais primordiale, de la confiance et de l’abandon. Devrons-nous toujours rester sur nos forces et ne compter que sur elles, en vue de garder ou d’acquérir l’honneur ou d’autres sentiments trop humains ? Où alors ne vaut-il pas mieux, avec simplicité, nous laisser agir, nous laisser s’abandonner, avec confiance et espérance, car de toute façon, « nous ne pouvons tomber qu’en Dieu » (p.112) ?
Chesterton - - 41 ans - 13 mars 2007 |