Tropique des silences
de Karla Suárez

critiqué par Zondine, le 28 novembre 2005
( - 57 ans)


La note:  étoiles
Une auteur à l'image d'un pays
Je crois vous avoir déjà parlé de ma passion pour les auteurs latinos celle-ci, qui m'était jusque là inconnue, réunit tout ce que j'aime en littérature. Pour l'avoir rencontrée lors d'un forum en librairie elle est en plus d'être brillante une superbe jeune femme qui porte le métissage de son pays avec brio. C'est une chronique sur la vie à La Havane, racontée par une enfant aux yeux bleus et aux cheveux hirsutes,(comme elle!!) qui regarde cette famille qui se déchire sous le même toit. Le mensonge et le non dit sont le quotidien de tous et son univers est peuplé de gens fantasques et de livres. L'adolescence dans les années 80 est pleine d'idéal socialiste, les amitiés se nouent et se dénouent, elle prend peu à peu le large de cette famille destructrice tout en restant solidaire. Puis viennent les années 90, la fin du rêve communautaire, la disette et la débrouillardise qui remplace la nation paternaliste. Tous fuient pour un monde meilleur, mais son monde à elle ce sont les livres qui l'ont toujours tenue loin de tout engagement, toujours à côté de ces sentiments mais jamais de la vie ce livre est celui qui nous parle de toutes les formes de fin que l'on doit affronter dans une vie. Avec une écriture directe et dérisoire on retrouve une part de nous-mêmes dans cette héroïne peu commune
« Je ne voulais pas être moi » 8 étoiles

« J’étais une bâtarde, née hors du mariage et de plus fille d’une étrangère. » A Cuba, dans les années quatre-vingt, une fillette qui devient ado puis jeune femme, raconte sa vie dans la promiscuité entre une mère argentine qui voulait devenir comédienne à Cuba, un père militaire mais surtout fêtard et coureur, une tante qui dégringole de plus en plus vers la folie, un oncle homosexuel et une grand-mère acariâtre et autoritaire. Cette famille décousue qui oscille sans cesse entre la tragédie et la comédie, couve bien des secrets que la jeune fille découvre progressivement avec toujours autant de douleur, de honte et finalement de haine pour ces adultes qui ne savent lui dire ou qui, tout simplement, ne veulent pas lui dire.

Elle rejette cette famille où elle ne trouve pas sa place, et elle projette ce rejet sur tout ce qui l’entoure, l’école, les autres enfants, la société plus généralement, pour réduire son espace vital à quelques amis qui vivent un peu en marge de la société : Le Poète, fils de famille aisée, fêtard, toujours dans le coup quand il y a une organisation quelconque à préparer ; Dieu, ex petit ami de sa mère, vieillard intellectuel et alcoolique, admirateur d’Eluard ; le Coke, toxicomane comme son pseudonyme l’indique et peut-être le seul qui reçoit un peu d‘amour de la part de cette fille éprise de liberté et, pour finir : Quatre, l’écolier binoclard, devenu un jeune ingénieur qui veut travailler et réussir contrairement aux autres.

La famille se désagrège progressivement comme la société cubaine de l’époque où la mode est à la fuite, tout le monde veut partir pour un ailleurs meilleur, pour profiter du relâchement du régime. Elle, elle se referme de plus en plus sur elle-même se murant dans ce silence dans lequel on l’a élevé, ne cherchant pas les mots mais dessinant sa vie sur les carnets qui l’accompagnent toujours. A force de fréquenter la marge, elle est tombée carrément dedans et finit par y être seule. Mais, comme « aucune existence n’est déterminante de quoi que ce soit. Tout est éphémère, circonstanciel, passager, » elle considère sa vie comme une futilité, une fatalité inutile, un hasard qui n’a aucune importance pour les autres. Elle choisit donc la liberté même si c’est la liberté de s’abstraire.

Un livre qui parle de la famille, de la société, de la vie en groupe, de la promiscuité, des non-dits mais surtout un livre qui parle de l’existence, de la vie, de sa vaineté et du peu d’espoir qu’elle laisse malgré l’usage de tous les excitants possibles. Ce roman transpire l‘alcool, les lignes pissent le rhum, la fumée trouble la lecture et on entend « sniffer » la « coke » au détour de presque toutes les pages. Mais, même s’il est nihiliste ce livre n’est pas triste, il est très caribéen : truculent, fougueux, rythmé, emporté, et même si l’auteur affabule aussi bien que son héroïne et qu’elle exagère un peu parfois on se laisse emporter dans son histoire comme on se laisse entrainer dans le monde de René Depestre, de Marcio Veloz Maggiolo, d’Eliseo Alberto ou de nombreux autres écrivains de la région… qui savent tous être tragiques sans être tristes et larmoyants. Et, la musique est un excellent remède contre la tristesse, la mère noie son désespoir dans les tangos de sa jeunesse, le père chante des chansons russes, la tante oublie ses malheurs avec Mozart et le Poète se « shoote » avec Fito Pàez sur la platine.

Mais, « en réalité, rien ne compte pour eux, ni pour moi, il faut juste jouer des personnages, car sinon, quel sens cela aurait-il ? Le néant est une raison plus que suffisante, seulement les autres ne le comprennent pas et il faut donc continuer le jeu. Quel sera mon rôle ? Je ne sais pas, mais je trouverai bien un moyen de ne pas le jouer. »

Débézed - Besançon - 77 ans - 11 août 2010