Lobe
avatar 20/12/2021 @ 22:30:40
Vingt ans en arrière, j’avais sept verts printemps. A l’époque, j’aurais bien tenté par exemple de charmer une Brique, grâce à celle rencontrée entre deux pages de l’Ile des Zertes de Ponti. Ses mondes me faisaient rire aux éclats. Ça compte, une entrée dans la lecture sur le dos de la drôlerie.

Pour moi, donc, Critiques Libres, ça ne fait pas vingt ans. Si j’égrène bien le temps, quand je posterai ce texte le vingt décembre à vingt heures, dix ans, cinq mois, trois semaines et un jour se seront écoulés depuis mon inscription. Mais il est encore loin le vingt décembre. On est le neuf, ce soir où, installée sur un canapé de la maison de mes parents, j’écris les premiers mots de ce texte.

Et puis, saut en avant, on est déjà le dix-neuf aujourd’hui, tandis que je commence à taper ce que j’avais rédigé à l’encre en petites pattes de chenille, dix jours plus tôt. Il faisait un sale temps le neuf décembre, et j’étais fatiguée. C’est le cas encore aujourd’hui. Dans ma vie ces derniers mois, des circonstances décousent à la serpe le tissu de mon monde. Je ne serai pas beaucoup plus explicite, ce n’est ni précisément le lieu, ni tout à fait l’heure.

Critiques Libres est bien un lieu, pour moi. Au précédent anniversaire, pour les dix ans de Vos Ecrits, j’en avais fait un hangar, celui de l’ « U. ecqrilibristes », sis « Rte Sibile Cirqus ». Ces anagrammes me ravissent toujours. C’est la facétie de l’écrit : je renoue avec ce qu’un moi antérieur, dont je zieute aujourd’hui la trace le cœur content, a pu produire en deux temps trois mouvements.

Le mouvement de l’écriture, oui, et parfois celui de la lecture. Je viens de commencer le roman Milkman, d’Anna Burns, à peine de quoi en avoir lu les trois premières pages. Une jeune femme marche le long d’une route avec à sa main le livre Ivanhoe. Je revois des photos de moi à dix ans, plongée dans le troisième tome d’Artemis Fowl sur une plage de Corse. Je suis bosse figée, sur un rocher à l’air avenant, le livre à la couverture rouge entre mes mains.

Le premier Artemis Fowl est sorti en France il y a vingt ans, au moment où Critiques Libres faisait son apparition. Je l’ai emprunté quelques mois plus tard, à la médiathèque de Forbach. C’était mon havre du samedi, à l’époque. Le souvenir de la configuration des secteurs est indélébile : Jeunesse au premier ; Adulte au deuxième ; CDs et DVDs au troisième. Les magazines et revues sont au rez-de-chaussée. J’ai eu, selon les périodes, différentes chorégraphies entre les étages. Les premières années, mon équation favorite, sans temps d’arrêt, était 1+3, puis 1+2+3. Vers la fin, j’en parcourais la totalité : 2+3+1+RDC. Seulement, mon passage au premier servait désormais à vérifier que les titres tant aimés, avant, étaient toujours dans les rayonnages.

Il y a eu d’autres bibliothèques depuis. Elles ont toujours été ces espaces incontournables, ces escales à escaliers, à détours, à découvertes. Dans celle du campus de Boulder, je chérissais le territoire des romans, avec ses allées étroites au plus près des combles. À celle de la Faculté des Sciences de Montpellier, je filais droit vers la surprenante sélection de romans graphiques. Je rêve maintenant de travailler par temps neigeux dans la bibliothèque de l’Université de Lausanne, dont les grandes fenêtres donnent sur une pente douce dévalant vers le lac.

Certains livres se dévalent. Je souhaitais établir une liste de ceux qui m’ont fait cet effet, un soulèvement qui engage le corps. Les séparer équitablement entre les trois âges de ma vie, livres de jeunesse, d’adolescence, du début de l’âge adulte. D’abord ils se sont bousculés, puis il a fallu piocher pour les mettre sur la feuille, et ils se sont dispersés comme des peluches quand la pince métallique commence à fendre leur masse, dans ces machines de fête foraine qu’on actionne pour perdre le temps.

Je pourrais fouiller pour la dresser, cette liste, dans mes critiques inamovibles. J’en ai pondu quarante-trois ces dix dernières années. Le compte est peut-être un peu maigrichon. Il y en a encore certaines dont j’aimerais arriver à accoucher (Stone Butch Blues, Leslie Feinberg). D’autres que, sans tout à fait vouloir les supprimer, j’amenderais bien (Dans la grande nuit des temps, Antonio Muñoz Molina).

Mais le temps manque : j’ai abandonné mon ordinateur hier, pour conclure ce soir, le vingt décembre. J’ai déjà loupé le coche, il est vingt-deux heures vingt-cinq, et la trotteuse avance sans se démonter. Je n’ai toujours pas trouvé la cohérence dans ces lignes qui brossent à petites touches quelque chose qui me semble sensé pour cet appel à textes, quelque chose qui papillonne autour de la lecture, de CL, et de moi. Un peu confuse, vaguement tendue, je le dépose tout de même ici, pour faire, fagot tardif, partie de la flambée. Quant au thème, une fois de plus, tant bien que mal, j’aurai pirouetté : en excluant la portion de phrase qui suit cette virgule, ces paragraphes empilés déroulent vingt [tɑ̃] pour deux [fo].

Eric Eliès
avatar 21/12/2021 @ 17:41:03
Joli texte sur le rapport à la lecture et le rapport aux mots, où chacun peut se reconnaître (comme les évolutions du circuit de tes déambulations à la médiathèque !). J'aime beaucoup le titre, qui est très poétique. En plus, le fagot tardif est celui qui entretient la flamme et la réveille quand elle commence à s'assoupir dans les braises !
En revanche, la dernière phrase sonne comme une énigme, que je n'ai pas résolue !

Garance62
avatar 21/12/2021 @ 17:59:45
Lobe, quel plaisir de te retrouver ici !
Toi, d'abord. Et ton texte, égal à ce que j'ai ressenti quand nous nous sommes rencontrées.
J'aime beaucoup ta plume, Lobe.
Une belle plume précieuse, délicate, sensible, que je ressens comme posée par inadvertance sur des sujets certes bien factuels, les premiers éclats littéraires, la liste des bibliothèques, un début de liste à terminer, mais qui disent tant sur des moments essentiels, quand, à l'abri du monde et des autres, on met les deux pieds dans les histoires d'ailleurs (qui nous ramènent tant à nous dirait un monsieur Bobin qui me plait toujours autant).

On est bien sur CL, on est au chaud d'un site littéraire qui nous fait nous connecter les uns aux autres grâce à nos mots.
Bon, j'ai laissé les mots vagabonder sur ta critique, Lobe mais ils sont partis de ceux que tu as écrits et ils y reviennent.
Tant de délicatesse écrite te ressemble.
Et même si cette phrase est un peu triste, elle est tellement belle que j'ai envie de lui redonner une place supplémentaire ici.
Merci pour ces très beaux mots Lobe.


Dans ma vie ces derniers mois, des circonstances décousent à la serpe le tissu de mon monde.


Nathafi
avatar 22/12/2021 @ 09:27:31

Joli texte, Lobe ! Et je suis fière cette fois, je n'ai pas eu de mal à déchiffrer tes lignes, tu sais bien que parfois tes subtilités m'échappent et je reste pantoise face à ta prose, disant que c'est beau, que c'est touchant, mais demeurant souvent abstrait :-)

Ici je comprends bien, et j'admire ton parcours, je suis arrivée à la même période que toi sur CL, et nous t'avons vue "grandir".
Evénement notable, ton organisation d'un appel à textes pour Noël, qui fut vraiment une réussite !

Un bien bel hommage aux livres et à CL !

Merci Lobe !

Frunny
avatar 22/12/2021 @ 12:16:06
Bel hommage à la lecture et à CL.
Oui, le temps passe et écrase tout sur son passage.
Quand je relis mes premières critiques et celles que je suis capable de rédiger aujourd'hui, je me dis que le passage du temps n'a pas de du mauvais.

Tistou 22/12/2021 @ 14:43:53
Un texte comme des volutes de fumée qui montent dans un air tourmenté, changeantes, de directions et d'intensités. Tu t'inquiètes in fine ;

Je n’ai toujours pas trouvé la cohérence dans ces lignes qui brossent à petites touches quelque chose qui me semble sensé pour cet appel à textes, quelque chose qui papillonne autour de la lecture, de CL, et de moi. Un peu confuse, vaguement tendue, je le dépose tout de même ici, pour faire, fagot tardif, partie de la flambée.

Mais non, ton inquiétude me semble vaine, il y a bien dans tes lignes la cohérence d'une volute, dont les particules, bien que dispersées de manière anarchique font toutes partie du même corps à l'origine, et sont donc liées.
Le "pour de faux" est assumé puisque tu nous précises les 10 ans, cinq mois ...
Moi ce qui m'inquièterait bien un peu c'est la phrase mise en exergue par Garance et qui m'inciterait à te suggérer de te pencher rapidement sur la recherche d'un métier à tisser. Aux sens propre comme figuré.

Lobe l'a dit, ça fait 10 ans ... , c'était le 28/06/2011 pour être précis qu'elle fait partie de la famille C.L., un an et 6 mois plus tard elle faisait une entrée, atypique vu les textes qui allaient suivre, sur Vos Ecrits (le 10/12/2012) avec ça :

http://critiqueslibres.com/i.php/forum/…

Atypique parce que la suite sera singulièrement plus lumineux. J'ajouterais que Lobe fait partie de celles et ceux sur qui j'ai pu toujours compter quand je me lançais dans l'hasardeuse entreprise d'un appel à textes ou d'un exo en direct, voire même une des rares qui s'est régulièrement lancèe dans similaire entreprise (cf les textes de Noël mentionnés par Nathafi). Sois remerciée pour tout celà.
Et même si j'ai une médiocre confiance dans ce pays qu'est la Suisse, je te souhaite de trouver rapidement ta voie là-bas, voire de te livrer à une entreprise de retissage, serpe remisée.

Minoritaire

avatar 22/12/2021 @ 16:02:55
Ça me fait bizarre, Lobe, de penser qu'à quelques mois près, nous avons le même âge sur CL.
Tu racontes toujours aussi bien, avec tes phrases souvent lumineuses, tes mots qui sonnent comme Fée Clochette. Ici, ton histoire rejoint la nôtre et ce fagot tardif jeté dans la cheminée devant laquelle je me prélasse en sirotant ma Trappiste, me fait l'effet d'un conte de la Mère Noëlle.

Minoritaire

avatar 22/12/2021 @ 16:03:27
@Eric Eliès
En revanche, la dernière phrase sonne comme une énigme, que je n'ai pas résolue !
"ces paragraphes empilés déroulent vingt [tɑ̃] pour deux [fo]."
Ce qui est entre crochets, Capitaine, est en alphabet phonétique. Ou bien le mystère est-il ailleurs ?

Marvic

avatar 22/12/2021 @ 18:25:51
Tu nous laisses entrer dans ton univers littéraire, livrant des souvenirs très personnels des livres, des lieux, du temps.
Un texte que j'ai trouvé mélancolique et élégant.

Et moi aussi, j'ajoute mes remerciements pour le formidable "Calendrier de l'après" que tu avais organisé !

Antinea
avatar 25/12/2021 @ 23:52:34
Pourquoi rechercher une cohérence ? Ton texte rend bien hommage à la lecture et aux bibliothèques et en cela il rend hommage à CL. Évocation de souvenirs de lecture, des auteurs qui t'ont donné le goût de lire, de moments où tu ne pouvais pas lâcher certains livres, même sur une plage. Comme une recherche du "temps perdu" (au sens de Proust) ? Je ne l'espère pas ! Joli fagot tardif qui j'espère continuera à bien crépiter dans l'âtre célien.

Pieronnelle

avatar 26/12/2021 @ 19:46:16
J'ai un peu attendu, Lobe, pour commenter car je sais que je dois m'y reprendre à deux fois, voir plus, pour bien te lire , tant ton écriture est dense et forte, et chargée. Là particulièrement, car tu parles de toi, et avec une belle sincérité je trouve, et ça me plait beaucoup. Je te vois bien, déambulant dans les bibliothèques, affamée de lecture ; amour des livres, amour de la vie à travers eux. C'est tellement réconfortant quelqu'un comme toi si vraie, si sincère dans ses choix, si honnête. La vie est bien difficile en ce moment, j'espère que tu y retrouves bien ton chemin et que le" tissu de ton monde" sera bien solide quels que soient les découpages. Merci de la confiance que nous a fait en nous confiant un morceau de ta vie :-)

Bluewitch
avatar 30/12/2021 @ 14:45:12
On s'y verrait, sur un coin de table, cette écriture errante qui re parcourt la vie écoulée depuis, l'envie qu'on aurait de se joindre à l'élan de célébrer cet anniversaire mais... comment? Vers quoi?
La lecture (comme l'écriture) nous emmène vers bien des chemins de traverse, et justement, c'est à cela que je pense en te lisant. Cette alternative aux sentiers battus.

Et les pirouettes sont précieuses dans un monde qui cadre et homogénéise sans cesse...

Merci pour ce petit sentier où il faisait bon regarder autour. :-)

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