Malic 20/12/2021 @ 21:05:12
C’est un paisible après-midi d’été ; les petits s’occupent sur l’aire de jeu. Plus loin, sur un banc, les mamans papotent, levant de temps à autre un œil sur la marmaille. Alertée par un remue-ménage inhabituel, l’une d’elles se lève et crie « au secours ! » Là-bas, un homme entièrement nu s’éloigne en courant, enjambe la clôture et disparaît dans le bois qui s’étend juste derrière. Le groupe de femmes paniquées se précipite. « Eric, Eric ! » hurle une maman qui cherche en vain son fils. Avec un frisson d’horreur, elle reconnait les vêtements de l’enfant, qui gisent éparpillés à terre, déchirés, ainsi que ses sandalettes aux lanières rompues. Elle questionne les autres enfants.
– Où est Eric ?
– Il jouait ici avant
– Avant quoi ?
– Avant le monsieur tout nu. On jouait. On a vu le monsieur tout nu qui courait. Eric était plus là.

Les femmes se regardent, atterrées, le cerveau perforé par l’évidence. L’homme, un détraqué, un exhibitionniste et sans doute pire, s’est introduit en catimini dans l’espace de jeux, il s’est emparé d’Eric, lui a arraché vêtements et chaussures, l’a maintenu serré contre son torse, et a pris la fuite. Les mamans comme les enfants n’ont rien vu d’autre qu’un homme nu de dos, parce que sa proie était masquée par le large corps.

La police, immédiatement alertée, fait irruption avec un chien. On lui donne à renifler les débris de vêtements et on le lance avec deux hommes dans la direction prise par l’inconnu. A moins de trois cents mètres on trouve un homme nu prostré au pied d’un arbre. On lui demande son nom, on lui demande ce qu’il a fait de l’enfant. Il répond « je m’appelle Eric Dugal, j’habite… » et il débite l’adresse du garçonnet et d’autres précisions exactes. C’est donc un proche, situation fréquente chez les ravisseurs. Le hic, c’est que dans la famille de la victime, les voisins, les proches, personne ne le connaît. Quant à Eric, malgré les recherches, les battues, les affichettes et la mise en œuvre de la procédure Enlèvement, il reste introuvable. Pourtant on a décelé dans le bois aucune trace de sang ni terre remuée, rien qui permette de penser à un corps dissimulé. Éric n’a pas non plus pris la fuite, les traces de sa présence s’arrêtent là où on a trouvé l’inconnu.

Lors de l’interrogatoire au commissariat, l’homme poursuit dans le même registre : « je suis Eric Dugal… je veux ma maison… je veux ma maman et mon papa ! » Les médecins estiment qu’il a une vingtaine d’années, tandis que les tests psychologiques et psychiatriques concluent à un âge mental et des compétences linguistiques de quatre ans ; on parle de personnalité régressive, de quête d’identité, de refus de l’âge adulte. Quelques jours plus tard on le conduit à l’aire de jeux pour une reconstitution. Quand on lui demande de se comporter comme lors de l’enlèvement, il se précipite sur le cheval à ressort et se balance, l’air béat. Puis il fait mine d’avoir mal, d’étouffer dans ses vêtements ; il tire tellement sur son teeshirt qu’il le déchire et le jette à terre. Une expression de terreur se lit sur son visage. Il regarde autour de lui puis se met à courir. On le rattrape alors qu’il s’apprête à enjamber la clôture en direction du bois. Il pleure. On a l’impression qu’il s’identifie à l’enfant qu’on le suspecte d’avoir enlevé. Le couple Dugal, qui assiste de loin, est révolté par ce comportement qu’ils jugent indécent. Pour eux, l’homme est un simulateur. Un psy parle quant à lui de « mimétisme psychique. »

*****

Sans preuve formelle ni aveu, l’homme, à l’évidence névrosé, n’a pas été mis en examen, mais placé dans un hôpital psychiatrique. Il sombre dans le mutisme et la dépression. Il ne mange plus, il dépérit, maigrit, se recroqueville. Un jour on le trouve mort sur son lit. Non pas un adulte anorexique, mais un garçonnet, Eric.

AmauryWatremez

avatar 20/12/2021 @ 21:22:30
Texte qui ressemble à du Pierre Gripari. Excellent.

Cyclo
avatar 20/12/2021 @ 21:24:39
Histoire assez terrifiante et bien menée ! Des vingt ans terribles.

Eric Eliès
avatar 21/12/2021 @ 17:19:46
"20 ans pour de faux" qui ne donne pas vraiment envie d'avoir 20 ans pour de vrai ! :D

Tistou 22/12/2021 @ 10:35:27
Alors là pour le coup, un vrai travail sur le "pour de faux". Un "pour de faux" qui nous plonge plutôt dans un schéma d'horreur mais c'est une vraie histoire, construite comme telle, à laquelle nous avons droit.
Tu dois être versé dans la lecture de la S.F. et des romans d'anticipation, non ?

Malic est inscrit sur C.L. depuis le 09/12/2005, un certain bail, et il est venu sur Vos Ecrits quelques mois après, le 21/04/2006, et avec quel texte, lisez-le ça vaut le détour pour l'exploit que ça représentât. C'était dans le cadre d'un de nos exos et, à ma connaissance, Malic a essentiellement écrit dans le cadre d'exos, et tout aussi essentiellement en 2006.

http://critiqueslibres.com/i.php/forum/…

Minoritaire

avatar 22/12/2021 @ 11:44:55
Même si l'on comprend ce qu'il s'est passé dès l'interrogatoire, voire qu'on le soupçonne dans le paragraphe précédent (Mais que s'est-il passé en fait ? Une faille spatio-temporelle ?), c'est un récit bien mené. Et la fin tombe à point.

Frunny
avatar 22/12/2021 @ 11:59:46
Bien mené et désarçonnant....
Moi, j'en connais des tonnes qui ont 20 ans et 4 ans....... d'âge mental !

Nathafi
avatar 22/12/2021 @ 18:53:21

Très déroutante, cette histoire, le mystère reste entier, j'ai du voir un truc du genre dans une série, X-Files, où il était question d'extra-terrestres.
Ton texte suggère de multiples interprétations, c'est original et bien construit.

Garance62
avatar 25/12/2021 @ 16:33:09
Eh bien, Malic, j'ai lu ton texte d'une traite. Avec du froid dans le dos et même dans le ventre. Brrrrr...
Très bien mené, intrigant et noir à souhait.
Un 'pour de faux' réussi, ça c'est vrai !

Pieronnelle

avatar 26/12/2021 @ 20:27:17
Oh là, bien étrange ce texte ! On y entre sans problème, la peur au ventre : on se dit mais qu'est-ce qu'il nous raconte, c'est pas possible il va pas nous raconter cet enlèvement ! Et puis dès que l'on trouve l'homme pas une seconde on n'a peur de lui, on comprend que l'enfant est en lui, quelque part oui il l'a enlevé ou plutôt il se l'est approprié et il aura pour toujours 4 ans ...l'histoire ne dit pas de quelle façon comment il...La tête tourne...
Du faux réussi et non élucidé ;-) Bravo

Marvic

avatar 27/12/2021 @ 17:41:02
Un texte vraiment surprenant ! La terreur absolue lors de la disparition d'un enfant surtout qu'un homme nu est aperçu. Et bien sûr, impossible, comme dans tout bon thriller qui se respecte d'envisager la suite.
Mon esprit très (trop ?) cartésien aurait aimé en savoir plus.
Bien joué Malic !

Bluewitch
avatar 30/12/2021 @ 14:52:36
Voilà quelqu'un qui a respecté la consigne au pied de la lettre! ;-)
Tragique, cette histoire...
On quitte la rationalité ou la nostalgie des hommages pour une brève incursion dans la 4e dimension.

Bien mené !


Lobe
avatar 31/12/2021 @ 06:48:18
Je suis baba devant ce texte qui tranche si fort par rapport à l’ensemble de ceux que j’ai lus jusqu’a présent (avec celui de Minoritaire). Un texte limpide, tout à fait « malaisant », qui réussit très bien à nous mener à l’endroit voulu, un endroit où le cerveau cède et accepte le faux.

Magicite
avatar 31/12/2021 @ 13:10:34
Quel drame, grandir pour les enfants. Un drame mortel ici car ça arrive trop vite pour Eric. J'ai plus pensé à la métamorphose qu'à de la SF.
Excellent et prenant de bout en bout, bien joué pour ce texte court.

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