Bluewitch
avatar 20/12/2021 @ 20:23:34
Je suis assise dans cette pièce qui n’existe pas, dans cet espace-muraille où moi seule décide de qui (ou de ce qui) s’y invite. Ce lieu-refuge monté de toutes pièces dans le palais de mon esprit.

Le tic tac de l’horloge rebondit sur les murs et le soleil tarde à se coucher. L’automne jaunit les minutes qui précèdent le crépuscule. C’est un de ces jours où les yeux de mon imagination trainent sans fin sur les motifs floraux d’un vieux papier peint anglais, sans doute volé à Jane Eyre.

J’envisage ce moment de bascule où, comme par magie, mon regard aura réalisé le tracé parfait. Celui qui, comme la combinaison d’un coffre, ouvrira une porte vers un autre monde. Un parallèle, un ancien, un nouveau. Presque pareil ou différent.

Je pense à toutes ces versions de moi qui coexistent et que je ne fréquente jamais. A toutes celles que j’ai inventées sans jamais les rencontrer. Toutes ces vies qui se superposent sans jamais se frôler. Tous ces possibles incarnés ailleurs par moi mais pas par moi.

Aujourd’hui, j’ai vingt ans comme il y a vingt ans. Je suis à nouveau à cette croisée des chemins où j’ai jadis choisi d’aller à gauche sans même envisager d’aller à droite. Où pourtant, peut-être, une tout autre vie m’attendait. J’ai pris la route parfaite parce que j’ai ignoré une autre route tout aussi parfaite. Et j’ai fait cela des centaines, des milliers de fois…

Je regarde ce mur, je me perds dans sa densité végétale, son labyrinthe. Il y a tant de sentiers possibles… J’aurais pu, un jour, ne pas croiser un regard, omettre de sourire au passant, j’aurais pu marcher plus lentement ou un peu plus vite. Ne pas décrocher le téléphone. Ne pas aller à ce rendez-vous. J’aurais pu ne pas lire ce livre. J’aurais pu m’asseoir sous un autre arbre ou dans un autre avion. Ramasser une plume à la place d’un coquillage. Ecouter le vent plutôt que la mer....

Et j’aurais pu ne pas prendre ce petit marque-page, déposé sur le coin d’une table, dans une foire littéraire surchauffée. Un imprimé sur fond émeraude. C’était écrit en saumon. Curieuses couleurs.
Distraitement glissé dans un sac, il a attendu son heure. Et tout aurait pu s’arrêter là…

Je ne sais plus dans quel premier livre il a balisé ma lecture, ce petit signet. Mais je sais quand il commencé à marquer le temps et le lieu. C’était le 20 février 2001.

Aujourd’hui je repense à cette version de moi qui n’existe plus et qui est toujours là. Qui a pris ce petit bout de carton, a tapé quelques lettres sur son clavier d’ordinateur et s’est décidée pour un nom virtuel qui lui collerait à l’esprit et au cœur pour les vingt années suivantes (et encore plus). Comme un signe avant-coureur d’une transformation future. Comme une envie, comme une ignorance totale du pourquoi d’ailleurs (mais ce n’était pas grave, puisque c’était ainsi).

Bluewitch. Oh ma grande, mais tu y aspirais déjà, à la magie. Tu l’inspirais sans cesse par les pores secrets de tes rêveries. Tu ne savais juste pas encore quelles formes elle allait prendre.

Tendresse.

Je repense à ma timidité, à mon admiration, à mon envie de jouer dans la cour des grands. A tous ces livres qu’il me restait à lire à jamais. Je voulais comprendre, je voulais apprendre, je voulais qu’on m’aime un peu, beaucoup, moi la petite intello qui se voulait rêveuse rebelle, moi la petite rêveuse rebelle qui se voulait intello…

Romantisme.

Je repense à ces hommes et ces femmes qui lisaient si bien et disaient si bien ce que je ressentais. Ce sentiment d’appartenance enfin… Ces noms étranges et mystérieux que je voulais rencontrer. Ces visages étonnants qui se cachaient derrière… ou plutôt ces noms étranges et mystérieux qui se cachaient derrière ces visages étonnants.

Tribu.

J’ai vingt ans comme il y a vingt ans et je repense à la croisée des chemins. Si j’avais laissé ce petit bout de carton. Si je n’avais pas osé.

Si.

Aujourd’hui, j’ai vingt ans comme il y a vingt ans et je reprends la même route en songe. Je la vois, là, dans l’abondance florale du mur devant moi, dans cette multitude d’itinéraires possibles. Je sais que sur ce chemin, il y aura des joies folles, des fascinations, de la créativité, des découvertes fabuleuses. Je sais aussi qu’il y aura des éclats d’orgueil et des mots plus brûlants que d’autres. Qu’il y aura des distances et aussi des adieux en silence. Comme une vieille famille qui s’éloigne un peu plus à chaque nouvelle génération, quand on est devenus trop nombreux pour arriver encore à bien se rassembler.

Nostalgie.

Oh mais vous êtes là, amis. Imprimés dans le livre de ma vie. De cette vie-ci, de cet itinéraire d’une petite sorcière qui vous a rêvés dans son histoire. Et qui vous rêve encore quand le rendez-vous est pris.

Gratitude.

J’ai joué dans la cour des grands. Ses auteurs, ses lecteurs, ses fous et ses chevaliers. Ses troubadours et ses pèlerins, ses conteurs et ses ermites.

Et nous jouons encore. Et nous avons toujours du temps devant nous pour jouer pour de vrai.
Pour refaire le monde encore et encore, même si on radote souvent.

Merci à vous, mes anarchistes, mes illuminés, mes sages et mes guides.
Vous m’avez appris combien se perdre est la plus belle des aventures.
Et combien la carte ne fait pas le territoire.
Ce monde est grand.

Mais parfois, il tient juste dans un éclat de papier peint ou dans un petit bout de carton.

Ludmilla
avatar 20/12/2021 @ 20:41:24
Merci à toi, Blue, sans qui CL ne serait pas le même...

Je conserve précieusement le même petit bout de carton qui m'a été donné à une rencontre CL...

Minoritaire

avatar 21/12/2021 @ 12:58:47
Quel beau voyage ! merci.
Merci aussi de nous avoir réunis tant de fois de l'autre côté du virtuel.
La prochaine ? On verra.

Eric Eliès
avatar 21/12/2021 @ 20:57:43
Très joli texte sur la rencontre avec CL et les rencontres de hasard qui changent le cours d'une vie. Ton texte me fait songer à Yves Bonnefoy évoquant, dans l'Arrière-pays, la poésie des îles entraperçues depuis un navire, auxquelles on n'abordera pas, et la poésie des carrefours et des chemins qu'on ne prendra pas, qui se perdent au loin dans une brume diffuse. A chaque instant, des choix ou des incidents en apparence infimes mais qui orientent notre vie d'une manière irrévocable... Pour revenir à CL, c'est la fidélité de ceux qui, comme toi, ont vu naître CL, voire qui l'ont fait naître, qui donnent au site cette épaisseur humaine assez particulière, qu'on retrouve rarement sur internet et permet à ceux qui le rejoignent (comme moi il y a 10 ans) de se sentir accueillis.

Nathafi
avatar 22/12/2021 @ 09:11:47

Merci, Bluewitch, pour ce joli texte qui me fait beaucoup de bien, étant dans une grosse période de doute, il arrive à point nommé et cela donne envie, vraiment, de rouvrir les livres et de "re"donner un peu de soi à CL !

Gentille sorcière, vraiment !!!

Patman
avatar 22/12/2021 @ 12:20:54
Le même bout de carton qui marque toujours mes pages aujourd'hui et presque pas abimé ! ( j'en avais un bon stock à vrai dire)

Tistou 22/12/2021 @ 22:24:30
Hé bien voilà ! On retrouve la Bluewitch qu'on connaissait il y a ... non, pas vingt ans, un peu moins, ou peu importe, disons qu'on connaissait du temps où elle mettait régulièrement des choses sur Vos Ecrits. Un style aérien, un peu éthéré, qui touche à la profondeur des choses sans avoir l'air d'y toucher.
Retour en arrière sur des choix de vies, qu'on fait en permanence, souvent sans le savoir et qui peuvent apparaître longtemps après comme déterminants. Et donc ce bout de carton qui a fait le job, ça pourrait s'appeler "Eloge du flyer".

Bluewitch, la plus vieille du lot qui a participé à cet anniversaire. La plus vieille en temps C.L., s'entend, puisque c'est le 20/02/2001 qu'elle est née à C.L.. Son arrivée sur Vos Ecrits s'est effectuée 3 ans plus tard, le 29/09/2004 mais il est utile d'ajouter que Vos Ecrits n'est né officiellement que le 08/04/2004. C'était dans le cadre d'un exercice avec contraintes et déjà bien prometteur. Jugez-en :

http://critiqueslibres.com/i.php/forum/…

Souhaitons qu'elle soit encore longtemps la grande prêtresse des messes bruxelloises (même si j'ai cru comprendre qu'elle se verrait bien passer la main) !

Magicite
avatar 23/12/2021 @ 12:03:06
IL y a des phrases qui emportent tellement, éveillent l'intérêt à la lecture directement. Et c'est ce qui m'est arrivé dans ce texte à :
Je suis assise dans cette pièce qui n’existe pas, dans cet espace-muraille où moi seule décide de qui (ou de ce qui) s’y invite. Ce lieu-refuge monté de toutes pièces dans le palais de mon esprit.

Un voyage autour de ce bout de carton, un passage qui fait mine de nous perdre pour aller à ce qu'on peut trouver autour de ce bout decarton.
C'est malin profond et très bien écrit merci

Frunny
avatar 23/12/2021 @ 14:55:19
Grandiose !
Je ne sais pas quoi rajouter de plus... c'est tellement bien vu.
Matrix, Alice.
Prendre à droite ou à gauche, la pillule blanche ou la rouge ?
Nos vies sont faites de choix et -O diable - si ce ne sont pas les bons !
Merci Bluewitch pour cette parenthèse enchantée !

Antinea
avatar 29/12/2021 @ 23:00:10
Oui, grandiose. Frunny a raison. Que dire de plus sur cet hommage complet, personnel, émouvant... ce petit bout de carton comme un talisman rare qui a ouvert les portes de CL aux pionniers. J'ai pensé au début du livre d'Herman Hesse.
Les choix différents qu'on aurait pu faire, ça travaille. Il faut se dire qu'on a fait de son mieux, ça marche la plupart du temps.
Superbe texte qui m'émeut parce qu'il sonne tellement juste.

Bluewitch
avatar 30/12/2021 @ 15:13:04


Souhaitons qu'elle soit encore longtemps la grande prêtresse des messes bruxelloises (même si j'ai cru comprendre qu'elle se verrait bien passer la main) !


Hé mais je n'ai jamais dit ça !
Je veux rester Gourou !

Minoritaire

avatar 30/12/2021 @ 15:19:30
Hé mais je n'ai jamais dit ça !
Je veux rester Gourou !
Ouf ! parce qu je ne me lasse pas du spectacle de tes petites mains avides comptant les billets en fin de soirée :-)

Lobe
avatar 31/12/2021 @ 06:29:56
Oh, je n’avais pas encore lu ton texte, qui me cueille au réveil - tendresse, nostalgie, gratitude. Ça me donne envie de me plonger dans tous tes écrits passés, si doux à lire. Je reconnais tes mots, en les lisant, ils résonnent si forts. Merci, Bluewitch.

Pieronnelle

avatar 08/01/2022 @ 16:47:29
Ah mais quelle joli texte! J'adore ces méditations, ces rêves ,ces questionnements en suivant les ramages de ce papier peint ! Tribulations dans les sphères de la mémoire qui en disent tellement long sur les méandres de la vie, sur les chemins qui s'offrent et d'autres qui se refusent...Et surtout sur cette toute petite chose que ce bout de carton qui a conduit à cette petite communauté qui peut s'honorer de ta présence et de tes jolis mots...
Merci pour ce moment tendre et fort !

Garance62
avatar 20/01/2022 @ 22:12:42
Magnifique.
Merci Bluewitch pour ta si délicate plume qui nous donne à t'approcher dans une intimité littéraire émouvante.
C'est si bon de lire du beau.

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