Le Juif d’Arcadie, condamné à l’immortalité, traîne ses guêtres aux alentours de la Douane de mer, à Venise. C’est ce que prétend M. Jean d’Ormesson, de l’Académie française, dans son roman du même nom, La Douane de mer, donc.
Intrigué depuis longtemps par cette ville, ce qui me vaut de choisir le pseudonyme de Veneziano pour apparaître sur ce site, il ne m’en faut pas tant pour me lancer dans une investigation. Ayant découvert le siège de la République Sérénissime adolescent, en avril 1992, j’y retourne à plusieurs reprises, en raison des nombreuses visites culturelles qu’elle offre, des paysages à couper le souffle qui la jalonnent, en raison de son caractère quasi-inchangé depuis les XVIIème et XVIIIème siècles, également du calme qui s’en dégage, dans les quartiers à l’écart de la meute continuelle des touristes qui se concentrent à San Marco et le long du Rialto.
C’est peu après ma première visite que j’emprunte le livre de M. d’Ormesson, négligemment laissé sur une table par ma grand-mère. Le geste ne devait probablement pas être si anodin. Elle l’avait terminé il y a peu ; aussi semblait-il fort servir de communication différée entre nous, de source d’imaginations communes.
La Douane de mer, justement, entre l’église de la Salute et le long quai des Zattere, en face de l’île de la Giudecca, figure parmi ces lieux aussi paisibles que sublimes, où je peux rester béat et serein, de longs moments. A l’aube, avant le petit-déjeuner, et au crépuscule, à cet endroit, j’avoisine l’état d’extase. Quitte à être condamné à l’immortalité, pourquoi ne pas aménager sa peine en la subissant dans un endroit pareil ?
En avril 1998, j’y retourne, en lisant A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust, avant d’atteindre l’opus final, Le Temps retrouvé, comme si tout se tenait. En février 2008, j’accompagne ma visite de L’Etat schizo, de Mme Martine Lombard, relatif aux hypocrisies des politiques français face à leurs responsabilités au sein des institutions de l’Union européenne. Cette lecture est suivie de celle de Corto Maltese : une ballade en mer salée, aventure par M. Hugo Pratt où son héros arpente les archipels du Pacifique. Ce livre a été acheté à la librairie française, tout au nord de la ville, vers l’Eglise Santi Giovanni e Paolo. En juillet 2013, j’y feuillette Fugues, recueil d’articles de M. Philippe Sollers, également grand admirateur de Venise. En juin 2014, outre plusieurs ouvrages consacrés aux musées locaux, j’y découvre un extrait de l’autobiographie de Casanova, acheté au Palais Querini, fort beau, près de l’Eglise Santa Maria Formosa.
Ce parcours irrégulier et ces lectures éclectiques contribuent-ils à me rapprocher du Juif errant ? M. d’Ormesson m’a-t-il donné suffisamment d’indices pour aller à sa rencontre ?
Son esprit semble y figurer partout. La longue conversation, d’un niveau culturel soutenu, ressemble à un témoignage de la charge historique, de l’imposante beauté du décor, malgré les façades quelque peu ternies et passages à restaurer qui émaillent le quartier du Dorsoduro (dos dur, en italien), au sud de Venise. Ce Juif éternel connaît tant de choses en deux mille ans d’existence, a tout vu et entendu, un peu à l’instar de cette ville ; aussi est-ce en hypermnésique, témoin et porteur des moindres détails de l’histoire de l’humanité qu’il en relate une part à l’académicien.
S’il choisit ce lieu, ce n’est pas par hasard, car, plus au calme que Jérusalem, Venise est porteuse d’une grande histoire qui s’est figée, tel un vestige menacé mais tenace, un peu à son image. S’il s’installe prêt de la Douane de mer, ce décision n’a rien d’innocent : il fait face à l’île de la Giudecca, qui a pu servir de déversoir aux délinquants et aux Juifs. L’assimilation est de mauvais goût, mais en dit long sur les représentations sociologiques de l’époque. Aussi Venise a-t-elle inventé le Ghetto, le tout premier du genre se situant près de la gare, au nord de la ville. Getto signifie « je jette », le mot se prononce « djetto » ; or, les Ashkénazes, d’Europe centrale, l’énonçaient tel qu’il est transcrit aujourd’hui.
Il est donc logique de l’y trouver là. Mais l’ai-je vraiment croisé ? J’ai automatiquement croisé d’assez nombreuses personnes, dans les environs de la pointe de la Douane. Certains ont pu s’interroger sur ma présence, le long de ce quai des Zattere, de bon matin, à une heure où les touristes ne se hasardent pas. Aussi la plupart reste peu de temps sur ce qui ne reste qu’un lieu de passage, ce qui s’avère plutôt heureux pour apprécier avec autant plus de calme et de délectation cet endroit époustouflant. Sans doute paraît-il un tantinet solennel, mais sa beauté ne pas être déniée.
Des regards surpris se posent donc sur moi. Que puis-je chercher tous les matins, de si bonne heure, après ma douche et avant le petit-déjeuner ? Un peu de la beauté de la ville ? Oui, certes, mais pourquoi au même endroit et à ce moment-là ? Un peu de vigueur et de bonne humeur pour une journée chargée en visites et en longues marches ? Oui, assurément encore.
Mais je recherche avant tout des traces du passage de Ahasvérus, devenu Simon Fussgänger. Et, fatalement, j’ai croisé des visages récurrents, lors de ces visites matinales, de personnages à leur fenêtre, d’autres croisés de plain-pied, d’un certain nombre de chats qui viennent se caresser à mes chaussures. Ces épisodes, aussi curieux que répétés, pour devenir presque systématiques, ont inévitablement commencé par m’intriguer. A force de questionnements, j’ai fini par poser l’hypothèse qu’il s’agit d’émissaires bienveillants, chargés d’une mission de salutation indirecte.
Pour m’en assurer, j’y retournerai. Je tarderai sans doute à obtenir une réponse certaine. Mes futures visites, comme celles qui les précèdent, s’apprêtent à servir de madeleine de Proust, autant que de quête de ce personnage hors normes. Il me sert de clins d’œil à une série d’êtres chers, existants ou disparus.
(Comme je reviendrai probablement vers vous, et notamment pour évoquer Venise, je vous soumets ici les photos de ce lieu précis dont il est ici question, la Douane de mer.)