Shelton a rencontré Christian De Metter dans le cadre du festival international de la bande dessinée d’Angoulême. C’était la troisième fois qu’ils se croisaient autour d’un micro, mais la première fois depuis le succès de Shutter Island…
Shelton : Christian de Metter, ceux qui vous suivent savent que vous travaillez parfois seul, parfois en compagnie d’un romancier, d’un autre scénariste, voire même d’un autre dessinateur. Qu’est-ce que vous préférez comme façon d’écrire et dessiner ?
Christian De Metter : Globalement, j’ai quand même travaillé assez souvent seul. J’ai eu une collaboration avec Catel (Le sang des Valentines), avec Thomas Benet (Swinging London)… Mais globalement je suis assez seul. Après, est-ce que je préfère les adaptations ou les créations ? En fait, j’aime bien alterner les deux. Ces derniers temps j’ai enchainé les adaptations du fait du succès relatif de Shutter Island (roman de Dennis Lehane). C’est vrai que c’est plus facile maintenant si je dis que j’aimerais faire une adaptation de tel ou tel roman, plus facile qu’au début de ma carrière. Du coup, j’y vais à fond, on sait jamais ce que nous réserve l’avenir. J’ai fait Scarface (roman d’Armitage Trail) et je termine Cul de sac (roman de Douglas Kennedy). Après, je souhaite revenir à des histoires et des univers plus personnels.
Shelton : Vos univers sont assez noirs, comme les romans que vous choisissez d’adapter.
Christian De Metter : Je choisis les romans parce que justement ils sont dans les ambiances que j’aime, ils traitent des sujets qui m’habitent depuis longtemps. Si j’ai choisi Shutter Island c’est pour l’aspect sombre, le côté psychologique et noir, ce qui correspond parfaitement à mon dessin. Mon dessin est ce qu’il est et je ne pense pas pouvoir faire du gag avec ! Mon dessin et ces ambiances vont bien ensemble. J’aime vraiment la psychologie des personnages, je tente de comprendre l’humain. Vous savez l’humain c’est passionnant et parfois aussi, je le concède, consternant. J’aime creuser mes personnages, les situations, répondre à tous les pourquoi qu’on se pose, voir les constructions et destructions de personnages en fonction des rencontres que l’on fait… Tout cela je le raconte avec mon dessin…
Shelton : C’est ainsi qu’était né l’album Marilyn ?
Christian De Metter : C’est un personnage qui m’a toujours fasciné. Sur le plan de l’identité, elle très intéressante. Je suis en train de lire son journal intime qui vient de paraître en français (Fragments) et on voit bien la scission qu’elle fait elle-même entre Norma Jeane et Marilyn. De plus, cinquante ans après sa mort son image reste fort présente dans nos imaginaires, dans le monde du cinéma.
Regardez le nombre de fois que ses photos sont encore utilisées en couverture des magazines de cinéma. D’ailleurs elle n’a fait que peu de films (27 selon un décompte officiel), pas tous des chefs d’œuvre, et elle reste toujours présente partout. C’est une véritable icône du cinéma du vingtième siècle. Pourquoi ? C’est de là, peut-être qu’est né mon projet. Par ailleurs, j’avais développé une histoire, avec une maison isolée et ce personnage qui arrivait là un peu par hasard parce qu’il était bloqué dans la neige, et qui découvrait des choses dans cette demeure… Puis, à un moment, il était évident que les deux ne devait plus faire qu’un seul projet que toutes mes recherches sur Marilyn devaient trouver leur rôle dans cette histoire de maison isolée… Ce fut l’occasion aussi de montrer que la faille chez Marilyn était de ne pas avoir su faire le deuil dans sa vie de certaines choses. On doit tous faire le deuil de certains éléments du passé pour continuer à avancer. Marilyn n’a jamais su le faire et c’est pour cela qu’elle a « bugué » ! Le deuil de l’enfance, le deuil de certains amours… voilà ce que j’avais envie de creuser dans cet album Marilyn.
Shelton : Passons à Scarface, adaptation qui a suivi le succès de Shutter Island.
Christian De Metter : En fait, pour la première fois de ma carrière d’auteur de bandes dessinées, Scarface est une proposition d’éditeur. François Guerif, ou Matz, je ne sais plus lequel m’a fait cette suggestion le premier, et j’avoue sur le coup n’avoir pas été emballé par ce roman. Je ne pensais pas qu’il s’agissait d’un univers pour moi. Il y avait beaucoup de gangs et de violence or je me méfie toujours de la violence. C’est un sentiment ou une réalité humaine que je n’aime pas dessiner. J’ai trop peur de me retrouver dans un rapport esthétique avec la violence.
En plus, le cinéma était passé par là, je connaissais le film avec Pacino qui ne m’avait pas beaucoup plu… Bref, plein de raisons de partir en courant devant cette proposition. Mais, avant de répondre définitivement, j’ai voulu d’abord revoir les deux films qui avait été réalisés, entre autres celui de Howard Hawks de 1932. Je me suis aperçu que les deux films n’avaient traité qu’une partie du roman, qu’il y avait beaucoup plus à raconter, qu’il y avait des grands espaces à explorer pour une adaptation en bande dessinée. Il y avait même des thèmes qui me concernaient depuis longtemps comme la perte de l’identité, la coupure avec sa famille, le rejet de ses racines et le rapport au frère.
Shelton : Ce dernier point est très marqué dans votre version en bande dessinée !
Christian De Metter : C’est vrai d’ailleurs j’ai construit une scène initiale et une finale qui mettent réellement cet aspect de l’histoire en avant. C’est vraiment un choix de ma part. D’ailleurs, après Shutter Island j’ai été obligé de travailler très différemment pour Scarface. En effet, dans Shutter Island, il y avait une mécanique très précise que j’étais obligé de respecter presque au millimètre. Chaque détail devait être là, on ne pouvait presque pas faire d’impasse sur l’histoire originale sans prendre le risque de déstabiliser tout l’édifice du roman. Pour Scarface, c’est tout l’inverse. C’est un univers dans lequel je n’avais qu’à piocher et j’ai pu, tout en respectant le roman, me sentir beaucoup plus libre.
Shelton : Il y avait un autre problème avec cette adaptation, c’est le fait que chacun ou presque des lecteurs connaissait l’histoire. Il vous fallait travailler encore plus les ambiances pour offrir au lecteur quelque chose de nouveau.
Christian De Metter : En fait, dans ce genre de travail, je suis très égoïste. Les vraies questions sont pour moi : qu’est-ce qui m’intéresse, qu’est-ce qui me motive, qu’est-ce qui va me plaire dans cette adaptation ? Les questions sur les souhaits hypothétiques des lecteurs ne viennent que plus tard car je ne peux rien savoir de ce que pense le lecteur. Je me dis que si je suis sincère, alors il y aura bien des lecteurs qui me suivront. Qu’il y en ait dix ou dix mille, ce n’est pas mon problème, c’est celui de l’éditeur…
Shelton : Justement, quand ils sont nombreux, comme pour Shutter Island, ça vous surprend ?
Christian De Metter : Certes, il y a eu du succès pour cet album, mais soyez rassurés, je peux encore aller acheter mon pain à la boulangerie sans être assailli. Je reconnais que cette publication a mis un peu de lumière sur mon travail, mais il ne faut pas en faire tout un plat. Surprise ? Disons que le moment de joie intense c’est celui où on m’a répondu oui à ma demande d’adaptation. J’y tenais, je l’ai eue. Après tout est soulagement, satisfaction et bonus, seulement bonus. Je reconnais que c’est aussi une très bonne chose pour l’éditeur qui compte sur moi, qui sait bien que je ne vais pas vendre des cents et des milles… et qui pour une fois a le sourire ! Il a cru en moi depuis quelques années et je lui rends un peu…
Shelton : Et quel est l’impact de Shutter Island sur la vente de vos autres albums, sur des rééditions comme celle qui vient d’avoir lieu chez Casterman, Le curé.
Christian De Metter : Forcément, ça ramène des lecteurs, des acheteurs, mais c’est très difficile à quantifier, en tous cas, moi, je ne peux pas le faire à mon niveau. Moi je travaille chez moi, dans mon petit bureau, je ne rencontre jamais personne en dehors des dédicaces. Le public des dédicaces est particulier et représentatif du grand public, celui qui fabrique en quelque sorte les best-sellers. Mais parfois je rencontre une personne qui achète et fait dédicacer un ouvrage suite à la lecture de Shutter Island. C’est là le point très positif d’un livre qui « marche » bien, ça met en valeur toute l’œuvre de l’auteur. J’aurais eu au moins une fois cette chance dans ma vie !
Espérons que la chance reste en sa compagnie quelque temps et qu’il puisse ainsi nous offrir d’autres ouvrages de qualité comme Figurec ou L’œil était dans la tombe…