Nous savions que le samedi allait être chargé car, non seulement, le carnet de rendez-vous était plein, mais, en plus, nous savions bien que le public allait être très nombreux rendant chaque déplacement beaucoup plus long. Ce que nous ne savions pas encore c’est que certains auteurs allaient être en retard et qu’après ils seraient tous disponibles ensemble ce qui ne nous faciliterait pas la tâche. Heureusement, les étudiants forts de leur expérience des deux premiers jours allaient pouvoir fonctionner en grande autonomie et ce fut la preuve d’un professionnalisme certain qui se mettait bien en place…
Tout commença donc avec un problème d’auteur. Je devais retrouver Jacques de Loustal au stand Casterman et il n’était point là. Heureusement, auparavant, j’avais eu la possibilité de voir le rush des collectionneurs. Imaginez quelques centaines de personnes devant une porte fermée. Ils attendent l’ouverture depuis parfois plusieurs heures. Ils savent que dès le signal des responsables du salon ils vont devoir courir pour arriver au stand tant convoité, se retrouver dans les premiers dans la file d’attente car ce qu’ils viennent chercher-là ce sont les fameuses sacro-saintes dédicaces…
Ce jour-là, avant qu’ils arrivent, une partie des professionnels s’installent de chaque côté du couloir. Dès le passage de la « meute », ils vont filmer, photographier et applaudir ! Un grand moment qui va me permettre d’oublier un peu mon rendez-vous absent. Au moins, je me serai amusé un peu !
J’en profite pour photographier quelques auteurs au travail comme Bastien Vivès qui dédicace l’ensemble de son œuvre, à commencer par son étonnant Polina. Il y a aussi Beuriot, Mattotti, François Schuiten, Pierre Wachs… Nous en croiserons certains, mais d’autres non car on ne peut pas voir tout le monde tous les ans. Il faut faire des choix, donc renoncer à certains plaisirs…
En fin de matinée, j’ai le plaisir d’interviewer Cécile Chicault l’illustratrice de la série La saga de Wotila aux éditions Delcourt avec Hervé Pauvert au scénario. C’est une histoire qui s’incarne au moment des grandes invasions, une période que peu connaissent et dont généralement on ne parle jamais. Voilà donc une occasion de plonger dans une certaine barbarie – on ne faisait pas dans la dentelle à cette époque – mais aussi de passer un bon moment avec des personnages parfois surprenants, sympathiques et même un peu poètes… Interview sympathique avec une femme qui fait visiblement son travail avec une belle énergie. La série en est à son début et donc il lui faudra maitriser encore un peu mieux ses personnages mais tout semble augurer d’une belle réalisation…
A midi, je suis invité à manger avec certains auteurs de chez Casterman. Chance ou hasard pur, je me retrouve avec un véritable ami, Tito. Il faut dire que nous voyons très souvent autour des albums de sa série Tendre Banlieue, une série que j’apprécie beaucoup et qui rencontre un véritable succès auprès des jeunes en collège. Cette fois-ci il s’agit d’un album à part. Il est présenté en avant-première au festival. C’est « Le choix d’Ivana », une bande dessinée qui a pour cadre l’ex-Yougoslavie mais qui comme chaque fois avec Tito est avant tout une histoire de la vie quotidienne avec au cœur la guerre, l’amour maternelle et la fidélité au sein d’une famille. Comme je ne l’ai pas encore lu, je n’avais pas demandé d’interview mais, du coup, nous pouvons discuter très paisiblement en mangeant car il faut toujours allier l’utile et l’agréable… ou l’agréable au plaisir !
En sortant de table, je vois mon fameux Jacques de Loustal qui m’a fait défaut ce matin. Il accepte tout de suite de répondre à mes questions, ici même sur place dans ce fameux Mercure d’Angoulême dont presque tous les auteurs parlent… Nous voici donc partis dans notre interview autour des livres qu’il a signés, en particulier « Coronado », une adaptation en bédé du roman de Dennis Lehane et « Les frères de Rico », une illustration du texte de Georges Simenon. Le moment est agréable, on a l’impression d’être avec un véritable auteur, un artiste complet, un homme qui se fait plaisir en nous offrant son graphisme spécifique et ses couleurs enchanteresses…
Mes étudiants qui m’avaient rejoint au Mercure découvrent ainsi un des grands de la bande dessinée qu’ils ne connaissaient pas du tout. Ce beau moment nous met définitivement en retard et la course va commencer… Les interviews vont se succéder, les auteurs laissant leur siège chaud au suivant. Une sorte de travail à la chaine, mais avec beaucoup de satisfaction et de bonheur car chaque moment est avant toute chose une rencontre !
Nous allons donc rencontrer tout d’abord Alexis Matz, le scénariste de la série « Le tueur » dessinée par Luc Jacamon qui devait venir aussi mais qui a du se perdre… Cela ne nous empêche pas de comprendre comment est née cette série particulière qui prend comme héros le tueur professionnel, celui qui tue sans jamais se poser de question. Alexis parle de ce personnage comme s’il le connaissait bien ce qui n’est pas étonnant car il est né il y a déjà plus de dix ans ! On sent que le personnage s’est construit sa propre vie sans toutefois lui échapper complètement. Il est toujours fascinant de voir les relations qu’il y a entre un personnage de fiction et son créateur…
Ce sera ensuite la rencontre avec Benoît Sokal. Les étudiants sont assez curieux de le croiser car il n’est pas qu’auteur de bandes dessinées, il est aussi créateur de jeux vidéo… tout un programme ! Mais nous resterons surtout en compagnie de Canardo, une bande dessinée que j’aime beaucoup et de Kraa, une magnifique histoire qui met en valeur le graphisme de cet auteur qui pour moi est aussi un des grands de la bédé…
Après, c’est au tour de Will Argunas d’entrer en scène. J’ai déjà dit tout le bien que je pensais de sa dernière production « In the name of… », mais il ne faudrait surtout pas oublier des albums comme « Missing », une affaire glauque et tragique de disparition, « Bloody September », la vie au cœur de la police de New York juste avant et pendant une période assez pénible, et « L’homme squelette » histoire à la fois policière et chamanique après un accident d’avion… Non, cet auteur est vraiment surprenant à chaque album, sa narration graphique se perfectionne au fur et à mesure et même s’il aime le tragique et le noir, le lecteur n’y reste pas prisonnier… Le personnage est agréable et l’entretien plaisant à mener, j’espère qu’il sera aussi captivant pour le lecteur ou l’auditeur…
C’est alors au tour de Jean-Michel Beuriot le dessinateur de la série « Amours fragiles ». Nous plongeons directement au cœur de la période noire de notre Europe avec une série qui s’écoule lentement et douloureusement entre les années trente et les années quarante. Ici tout est paisible car cet auteur est adorable. Il accepte même de parler un peu du scénario puisque le scénariste est retenu ailleurs. C’est d’ailleurs de constater que souvent on met ici les dessinateurs en évidence. Cela paraît normal au regard du travail fait, surtout des dédicaces aux lecteurs, mais pour ce qui est de parler de la bande dessinée, d’en expliquer la genèse, de présenter les personnages, les évènements majeurs, de redonner du sens à tout le travail souvent effectué dans la solitude d’un atelier… reconnaissons que souvent le scénariste est plus explicite, facile à suivre ! Ceci étant dit, reconnaissons qu’avec Jean-Michel Beuriot nous avons plutôt un homme presque bavard et heureux de parler de son travail. Cindy, étudiante, se lance dans quelques questions sur le dessin, la façon de travailler ? C’est sa première – même partielle – interview. Elle est un peu timide, mais ça passe. C’est aussi une épreuve assez délicate de passer de derrière la caméra ou micro à devant. Je ne m’en rends pas toujours compte car voilà presque vingt-cinq ans que je pose des questions à des écrivains, des acteurs, des dessinateurs, des hommes et femmes politiques. La technique, l’habitude, le plaisir et je ne vois plus la difficulté. Merci Cindy de me rappeler que tout ne vient pas si vite et facilement. Ce fut plutôt un bon début !
Et voilà une rencontre pas programmée qui devait avoir lieu jeudi soir puis vendredi soir et qui finalement va pouvoir avoir lieu samedi après-midi. Il s’agit du scénariste Ozanam, un local de l’étape comme on dit puisqu’il habite Angoulême. Peut-être que c’est cette proximité qui le rend inaccessible ? Oui, car les autres auteurs ne sont pas pressés de rejoindre leur chambre d’hôtel tandis que lui est « pressé » d’aller faire la vaisselle, récupérer les enfants, faire le ménage, préparer le repas… J’en rajoute un peu mais jeudi soir, quand je l’attendais, il faisait la vaisselle ! Alors, qui continue de dire que les hommes ne participent pas aux tâches ménagères ?
L’entretien avec Ozanam est riche car il est l’auteur d’un grand nombre d’histoires dont cette dernière aux éditions Casterman sous le label KSTR, « Les âmes sèches » qui est remarquable. Trois tomes, un même scénariste mais trois dessinateurs différents, une parution très resserrée et donc des lecteurs satisfaits de pouvoir tout lire sans être obligés d’attendre une année minimum entre chaque volume… Mais c’est aussi un scénariste qui travaille avec de nombreux autres dessinateurs et tente de trouver pour chaque histoire le graphisme idéal. C’est une recherche dont il parle très bien et qui est passionnante car on n’en parle pas souvent. Chaque genre, chaque thème, chaque univers mérite un graphisme adapté…
Nous voici maintenant en compagnie de Martin Viot, dessinateur, qui signe au côté du scénariste Roger Seiter, l’adaptation du roman policier de Sjöwall et Wahlöö, « Le policier qui rit ». Cette fois nous allons faire avec seulement le dessinateur et, en plus, c’est une première interview seule. Jusqu’à maintenant il était en compagnie de son scénariste Seiter que je connais bien et qui a la particularité de parler beaucoup, énormément. Une question et le voilà parti pour un quart d’heure. Pour un journaliste radio c’est du pain béni, mais ce n’est pas très formateur pour notre jeune dessinateur… Enfin, il s’en sort plutôt bien et reconnaissons que nous avons pris beaucoup de plaisir à la lecture de cet ouvrage et que la couverture est à elle-seule une réussite…
La pression monte, l’ambiance est à son maximum, la fatigue aussi. Les interviews se succèdent et soudain on n’arrive plus à tenir les étudiants. En effet, dans le même salon d’interviews, vient de s’installer un certain Alexandre Astier. J’avoue ne pas être fan ni de la série télévisée Kaamelott ni de son adaptation en bédé. Par contre, cela me fait sourire de les voir en admiration devant lui et je respecte d’autant plus cette attitude que le jour même j’étais fasciné par Jacques de Loustal. A chacun ses vedettes préférées !
Le « client » suivant fait plus notre unanimité car nous l’avons presque tous lu et aimé, il s’agit de Craig Thompson. Je me souviens de son arrivée en France lors de la parution de Blankets, de sa timidité, de sa souffrance – il ne pouvait presque plus dessiner tant il avait mal – et je le retrouve aussi sympathique et disponible, toujours aussi modeste alors qu’il rencontre un succès certain avec Habibi ! Il suffit de voir la file des lecteurs en attente de dédicace… le seul problème avec Craig, si on peut dire, c’est qu’il faut l’interviewer en anglais. Qui va s’y coller ? Ce sera Jeffrey qui va parler la langue de Shakespeare et qui va oser interroger notre auteur. Apparemment les questions doivent être claires car les réponses le sont et Craig semble à fond dans l’entretien. Tous les autres, étudiants ou pas, sont tous fascinés et à l’écoute. Un grand moment de bande dessinée !
Il ne restait plus qu’à clore la journée avec la rencontre avec Christian De Metter, un auteur charmant et beaucoup plus avenant que ses histoires souvent noires, sombres et mélancoliques… Nous le recevons surtout pour ses deux adaptations en bandes dessinées des romans noirs Shutter Island et Scarface. Cela ne nous empêche pas d’aborder d’autres titres comme Marilyn. Nous finissons cette journée en compagnie d’un auteur que le succès, pourtant bien réel, de Shutter Island n’a pas perturbé plus que cela…
Et nous voilà en fin de journée, un peu fatigués, mais assez heureux des rencontres même si certaines n’ont pas eu lieu ou ont été décalées. C’est le soir que nous avions choisi pour diner ensemble au restaurant et donc sans plus tarder, sans passer par la case chambre dont nous ne serions pas ressortis, nous partons ensemble pleins de nos souvenirs encore frais en nous disant qu’il faudra vite monter tout cela, prendre le temps de présenter tous ces auteurs avant que le temps fasse son œuvre d’oubli !