Stephen Desberg est un auteur belge de bédé qui a démarré sa carrière dans le Journal de Tintin, pas étonnant pour un des artistes de la bande dessinée franco-belge. Il était à Angoulême en janvier 2011 pour le lancement de la série Sherman série qu’il scénarise pour le dessinateur Griffo. La série restant d’actualité, nous avons décidé de vous présenter cet entretien pourtant déjà ancien…
Shelton : Quand on suit vos parutions, nombreuses au demeurant, on se demande comment le scénariste fait pour suivre toutes ses histoires sans se mélanger les crayons…
Stephen Desberg : En fait certaines histoires sont déjà écrites depuis longtemps et ce sont les dessinateurs qui terminent les albums au fur et à mesure. Sherman, par exemple, je l’ai écrit d’une traite. Les six albums à la suite. C’est tout un univers particulier et cela permet d’être concentré sur tous les aspects, tous les détails de la série. Pour les personnages et leurs caractères, cela permet de ne pas perdre le fil de ce que l’on veut raconter, de rester cohérent et crédible. Si je mélange les séries, Scorpion, IRS ou Sherman, il y a le risque de me perdre et d’égarer par là même le lecteur. J’essaie de plus en plus quand j’entame un projet de le terminer ou du moins d’aller assez loin pour ne pas avoir de soucis dans la suite de l’écriture. Mais pour un projet comme Sherman, il valait mieux écrire les six albums en une seule fois.
Shelton : Quand on vu sortir en librairie la série IRS All watcher, on s’est demandé s’il s’agissait seulement d’une opération financière. Pourquoi avoir voulu décliner cette série IRS ?
Stephen Desberg : Dans IRS, la série principale, il y a des choses que je ne peux pas faire. Je ne peux pas mettre Larry sur le côté pour qu’il ne soit qu’un des personnages de la série parmi les autres. Donc tout part de mes envies et de ma passion pour le feuilleton à l’américaine. Dans IRS All watcher, je voulais faire une série limitée, qui raconte une histoire complète, avec toute une série de personnages que je voulais développer progressivement. Larry n’est qu’un de ces personnages, ce qui n’aurait pas été possible dans la série principale. Cela permet aussi de construire le scénario autrement, de faire dessiner les albums par des dessinateurs différents et j’espère que le plaisir que nous avons eu touchera aussi les lecteurs.
[La série IRS All watcher comporte sept albums différents, tous sortis, dessinés par quatre dessinateurs, Bourgne, Queireix, Mutti et Koller]
Shelton : Venons-en maintenant à cette série Sherman. La première planche du premier album pourrait presque être la dernière planche d’une histoire, l’aboutissement d’un rêve : un homme que l’on ne connaît pas encore est sur le point de voir son fils devenir président des Etats-Unis…
Stephen Desberg : La première intention était de traverser la deuxième moitié du vingtième siècle avec un même personnage. Un personnage principal serait connu avant la guerre, puis on le verrait traverser la guerre et on le retrouverait après ce conflit. Cet objectif m’a amené à travailler sur les années trente qui me passionnent beaucoup, sur la crise financière, sur la montée du nazisme et c’est ainsi que je me suis intéressé à l’implication des financiers américains dans la machine de guerre allemande. Je trouvais que c’était un angle d’attaque original et captivant. Une idée menant à une autre, mon récit s’est construit petit à petit, et j’ai choisi un aspect polar pour faire entrer le lecteur dans du concret même quand les évènements peuvent être complexes. Un personnage, Sherman, va occuper le devant de la scène de l’histoire mais on comprend rapidement qu’il cache quelques secrets, qu’il n’est pas lisse, et c’est ce qui va motiver le lecteur dans sa recherche de la vérité. Le lecteur va au bout de sa lecture pour savoir, comprendre, connaître Sherman dans sa vérité absolue. Dès le départ, on va assassiner son fils, lui dire qu’on va le ruiner et faire disparaître sa fille, et reste alors six albums et cinquante ans d’histoire pour comprendre qui peut lui en vouloir autant et pourquoi, pour découvrir ce qu’il a pu faire pour mériter une telle vengeance. Nous sommes dans du polar sans aucun doute !
Shelton : Et comme dans ce type d’histoire, vous passez votre temps à semer des fausses pistes, des indices foireux, des anecdotes sans importance dans l’histoire. Vous jouez avec le lecteur…
Stephen Desberg : C’est le plaisir de cette écriture, facilitée d’ailleurs par le fait de travailler sur les six albums d’un coup. Je sais où je veux en venir, je pose mes jalons et le lecteur ne sait pas ce qui aura de l’importance ou pas. Il doit tout lire, tout absorber et on l’entendra parfois dire « Ah, oui, c’était donc ça ! ». En plus Sherman, ce n’est pas l’histoire que d’un personnage mais de toute sa famille. Donc, il fallait mettre tous les éléments pour que chaque personnage, chaque destin, soit crédible ! D’où les nombreuses tranches de vie, comme dans une saga familiale.
Shelton : Pourquoi, comment avez-vous choisi Griffo pour dessiner Sherman ?
Stephen Desberg : On se connaissait depuis longtemps et on se rencontrait souvent en se disant que l’on allait travailler ensemble… Nous avons eu cette opportunité pour la série Empire USA. Il a dessiné le premier album, celui qui a donné le ton pour les autres dessinateurs. Puis, comme un des dessinateurs prévus a eu un souci, il a pris le relais et en a dessiné un second. C’est aussi lui qui a fait un gros travail sur les couvertures de la série et donc fort de cette expérience commune je m’étais fait la réflexion qu’un projet comme Empire USA aurait pu être entièrement assumé par lui. Lui, seul, j’entends, car il travaille vite et bien. J’avais donc cette idée de faire un projet sur six albums avec lui ce qui donne en plus de la cohérence de l’histoire, un ensemble graphique de bonne tenue et plus personnelle. Rester plus qu’à accorder nos agendas, attendre que nous soyons tous les deux libres, ce qui a fini par arriver.
Shelton : Mais le projet lui convenait-il ?
Stephen Desberg : Le projet que j’avais en tête résonnait chez lui qui n’avait encore jamais dessiné cette époque. Je ne peux pas dire que j’ai été surpris en voyant arriver ses premières planches – je connaissais déjà bien son travail – mais j’ai été un peu bluffé. Si moi j’ai écrit d’une seule traite, il faut savoir que Griffo a fait la même chose pour son story-board, ce qui assure une cohérence, une unité graphique de qualité. J’ai pu lire les six albums à la suite ce qui est réellement exceptionnel et formidable pour un scénariste. Cette ébauche est d’une telle qualité que je suis certain quand les six albums seront sortis que nous publierons une intégrale de l’histoire avec en bonus le story-board de Griffo. Sa spontanéité est tout simplement admirable. Ce qui m’a ravi aussi est de voir son implication dans l’histoire, réaliser comme il sentait bien les personnages… dans le sixième album, sans trahir le suspense, il y a une scène émotionnelle forte et j’avoue avoir été totalement touché, bouleversé alors que c’est ma propre histoire. Je trouve que c’est un dessinateur qui rend très bien les expressions, les sentiments des personnages et c’est très important pour le lecteur. Certes les mises en scènes, les atmosphères, les décors, tout cela est important mais si les personnages ne véhiculent pas les intentions du scénario dans les regards, les attitudes alors cela ne peut pas fonctionner. Avec Griffo ça fonctionne parfaitement !
- Hommage de Desberg à Griffo son dessinateur !
Alors il ne vous reste plus qu’à plonger dans cette série Sherman dont cinq albums sont déjà sortis en librairie.