En fait, c’est bien le jeudi que commence réellement le festival. Pour moi, depuis des années, il commence par un rituel, la conférence de Guy Delcourt aux journalistes et libraires. Ce moment est important pour trois raisons. D’une part, il y a un bilan assez précis sur l’année écoulée dans la bande dessinée, tous éditeurs confondus. Puis, d’autre part, il y a des présentations plus ciblées sur les ouvrages qui ont marqué l’année passée chez Delcourt et des annonces de ceux qui devraient sortir dans l’année qui démarre. En sortant, on a de véritables envies de lectures… du moins pour ceux qui n’en avaient pas avant !
Depuis que Soleil et Tomkam sont entrés dans le groupe Delcourt, il faut avouer que cette grande présentation couvre encore un champ beaucoup plus vaste… D’ailleurs un certain nombre d’indicateurs vont prouver que Delcourt est en train de devenir, sinon le grand de la bédé, un des piliers de cet univers narratif…
Que retenir cette année ? En 2014, les ventes totales de bandes dessinées ont baissé de 4, 6 %. Un tel chiffre peut sembler négatif mais en réalité les professionnels le relativisent car l’année 2013 avait été boostée par les ventes du nouvel album des aventures d’Astérix. Donc, en fait, il faut considérer que malgré la crise, les ventes de bandes dessinées sont plutôt stables, voire en légère augmentation. Ce qui ne signifie pas que la bédé soit en bonne santé car tous les indicateurs ne sont pas aussi positifs…
Deux grands groupes se partagent la tête, Média Participations (28,3 %) et Groupe Delcourt (28,2 %). Média Participations, grand groupe de presse et d’éditions représente, en bande dessinées les maisons suivantes : Dargaud, Le Lombard, Dupuis, Kana Manga, Blake et Mortimer, Lucky Comics… Delsol de son côté regroupe Delcourt, Soleil et Tomkam.
Si on regarde les chiffres de plus près, si on prend les labels un par un, on constate que Delcourt, pour la première fois est en tête (11,3 %) devant Glénat (10,1 %). Enfin, pour être complet ou presque, quittons les aspects financiers pour ne regarder que les sorties de l’année 2014 et là on peut annoncer 778 titres pour le groupe Delcourt et 762 pour Média Participations. Et tous cela est beaucoup trop, d’où des vrais problèmes de diffusion, de ventes et de revenus pour les nombreux auteurs de ces livres… Là est la véritable crise de la bande dessinée. Trop de parutions annuelles !
Dans les meilleures ventes on trouve sans trop de surprises : Le tome 23 des aventures de Blake et Mortimer, le tome 8 de Joe Bar Team, le tome 19 de Largo Winch, le tome 19 du Chat, le nouveau Lucky Luke, Happy Parents de Zep, le tome 23 de XIII, le tome 17 des Légendaires, le tome 14 de Kid Paddle, le tome 35 de Boule et Bill, L’Arabe du futur de Riad Sattouf, le tome 9 des Sisters, le tome 11 des Blagues de Toto… et si j’ai pris le soin d’en noter plusieurs c’est pour bien montrer que ce qui est le plus vendu n’est pas nécessairement ce que l’on croit… Certains auteurs sont cités comme les grands de la bédé mais n’apparaissent pas des cas palmarès commerciaux. C’est ainsi, il faut le savoir !
Dans le top 20 des publications bédés pour la jeunesse, le groupe Delcourt est fier de ses partions présentes : Légendaires, Blagues de Toto, Petits diables, Rose écarlate, Carnets de Cerise… Les Carnets de Cerise ont fait l’objet à Angoulême d’une exposition spéciale d’une grande richesse et d’une qualité pédagogique inhabituelle…
Les annonces du groupe Delcourt pour l’année 2015 sont assez conséquentes et il est difficile, à ce stade, de percevoir une baisse de régime : Rahan, Un village français, OSS 117, les Nains, les Elfes, les Maitres inquisiteurs, Gourmandises, 3 nouveaux Walking Dead, Centaurus… Mais on aura le temps de vous parler de celles qui nous aurons plu le moment venu… Une matinée a passé, très vite et il est temps de passer à des rencontres individuelles avec des auteurs pour réaliser les premières émissions de radio. Je ne suis pas là pour chômer… En sortant, la déception n’est pas dans la bande dessinée mais cette énorme pluie qui tombe et qui va nous accompagner toute la journée imbibant nos manteaux de façon irrémédiable…
Le premier à se présenter devant notre micro – pas un « nous » de politesse mais c’est parce que je serai toujours accompagné d’un ou plusieurs étudiants tout au long de ce festival – est David Ratte. Je l’avais rencontré par le passé pour son travail biblique et humoristique, cette fois-ci, c’est pour cette incroyable fable Mamada aux éditions Paquet ! David est chaleureux, drôle comme ses albums, simple, profondément humain. La discussion est libre, paisible et une étudiante peut participer au débat sans avoir trop peur. C’est ainsi que l’on peut apprendre à interviewer car ce n’est pas si simple…
Le thème de sa série est assez originale : une femme, chef de village de la tribu des Himbas, en Namibie, se retrouve – magie de la fable – transportée en plein Paris.
Dans le même temps ou presque, un groupe de Parisiens se retrouve au cœur de son village… Humour, magie, réflexions anthropologiques et philosophiques, bref, tout y est pour séduire les lecteurs de tous les âges avec un conte comme Voltaire aurait pu en avoir l’idée…
Le second de cet après-midi est Callixte pour son album Le bombardier blanc, premier volume d’une série qu’il espère longue, Gilles Durance, aux éditions Paquet. Cette fois-ci nous sommes dans une série aéronautique, une des spécialités éditoriales de Pierre Paquet. Dans la période d’après-guerre, au moment où des hommes cherchent du travail alors que leurs compétences sont restreintes : piloter, faire la guerre, expertise logistique, certains ont tenté leur chance dans l’aviation civile. Ce fut difficile et parfois ils se sont trouvés embarqués dans des affaires plus complexes. Barbouzes, espions, mercenaires, agents spéciaux… c’est bien avec eux que vous avez rendez-vous dans cette série… Bien dessinée, technique mais sans excès, profondément humaine, Callixte nous livre une belle histoire comme je mes aime et elle est bien tirée d’un fait réel, durant la fameuse guerre dite du Biafra… Je découvre que l’une de mes étudiantes, Axelle, se passionne pour ces histoires aériennes…
Les entretiens se succèdent et on a à peine le temps de respirer entre deux rencontres. Oui, je sais bien, certains croient que le festival d’Angoulême est une séquence vacances. En fait, pas du tout, car en quelques minutes, on change de stand, on oublie tout ce qui vient de se passer, on plonge dans un autre univers, on doit reprendre ses esprits et inviter l’auditeur qui n’est pas devant nous à entrer dans une rencontre paisible et sereine, lui donner l’envie avec nous de découvrir une personne, une œuvre, un album…
C’est Benoît Peteers que nous avons la chance de croiser juste après Callixte pour son album Revoir Paris, un travail publié chez Casterman avec François Schuiten au dessin. Benoît n’est pas qu’un scénariste c’est un tintinologue averti, un passionné de bédé et d’images, un homme d’une richesse culturelle étonnante et une personne que j’écouterais des heures durant si les autres n’attendaient pas à quelques pas. En quelques minutes, il transmet sa passion de son travail, le plaisir qu’il a d’avoir un dessinateur comme François, sa conception de la narration en bande dessinée, l’amour de la ville de Paris… Bref, quelques minutes d’une intensité folle… Pourquoi ne pas avoir deux heures avec lui ? Tout simplement parce que tout le monde souhaite le rencontrer, d’autant plus qu’il a écrit un ouvrage sur Taniguchi, le maitre du manga à qui une exposition rend hommage cette année… Donc, il faut savoir se contenter d’une « petite » rencontre…
Et voici un des temps forts de notre journée avec Wilfrid Lupano. Il fait partie des auteurs attendu, au moins au palmarès du festival et son dernier ouvrage, Un océan d’amour, chez Delcourt, est une petite merveille. Mais c’est pour un autre titre qu’il est en compétition, Les vieux fourneaux, chez Dargaud. Un océan d’amour est une longue histoire, plus de 200 pages dessinées admirablement bien par Gregory Panaccione, qui raconte l’amour fou d’une femme et d’un homme. Lui, l’homme, est marin pécheur. Elle, la femme, est épouse de marin pêcheur. Dit comme cela, vous pourriez vous attendre à un récit à l’eau de rose, à un plongeon dans la mièvrerie la plus fade… et vous auriez entièrement tort ! Ce récit sans aucun texte est au contraire à la fois une histoire de la vie quotidienne, un récit dramatique, un regard burlesque sur la vie, une aventure humoristique, une déclaration universelle d’amour absolu, bref une des plus belles bandes dessinées humanistes des dix dernières années !!! Wilfrid Lupano, qui reste d’une grande modestie, prouve là que son talent pour raconter des histoires est tout simplement immense et que d’albums en albums, il explore avec des dessinateurs différents, toutes les narrations possibles qu’offre la bande dessinée, dont celle qui s’abstient de mettre du texte. Et ça fonctionne merveilleusement bien !!!
Dans un deuxième temps d’interview, nous parlons de l’affaire Charlie Hebdo, de l’intolérance des religieux fondamentalistes, thème de sa première série que j’ai adorée, Alim le tanneur.
C’est dur parfois d’avoir raison des années avant que les faits viennent confirmer votre point de vue… C’est probablement le bon moment pour découvrir cette très belle série en trois volumes…
Ensuite, arrive la rencontre avec une jeune auteure, c’est son premier album en bande dessinée, Gaëlle Hersent. Elle est accompagnée de Jean-David Morvan, le coscénariste de Sauvage, aux éditions Delcourt.
Avec sa petite voix fine et délicate, Gaëlle nous explique la genèse du projet car c’est elle qui a trouvé cette idée tirée d’un fait réel. Elle voulait raconter en bédé une histoire d’enfant loup quand elle entendu des éléments sur la vie de Marie-Angélique Le Blanc, femme qui durant une période de sa vie a vécu comme une sauvage dans la forêt… Jean-David Morvan et Aurélie Bévière ont alors écrit le scénario en se basant sur une biographie presque inconnue de Serge Aroles. De plus, Aurélie Bévière a beaucoup écumé les documents de cette période pour mettre à jour certains éléments biographiques qui vont rendre ce travail bédé unique en son genre, porteur de nouveauté sur cette Marie-Angélique qui a vécu entre 1712 et 1775.
Cet ouvrage est une preuve de plus que la biographie est un art devenu classique en bande dessinée et que le fait d’être sur ce support n’empêche nullement les recherches pointues, les hypothèses sérieuses, les avancées historiques… Par ailleurs, une fois de plus aussi, ce Sauvage démontre que certains auteurs – ici Gaëlle Hersent – n’ont pas besoin de coup d’essai pour offrir aux lecteurs des chefs d’œuvre. Bref, du grand art !
Merci aussi à Gaëlle d’avoir pris le temps de nous dédicacer deux ouvrages. On a bien conscience que dessiner, quasiment à la chaine, n’est pas si agréable que cela et nous vous en sommes encore plus reconnaissant !
Mais comme Jean-David Morvan était avec nous, sans blesser Gaëlle en la faisant passer au deuxième plan, nous en avons profité aussi pour parler un peu de Sillage, série que nous étions plusieurs à aimer. De ce côté-là tout va bien. Les parutions se poursuivent au rythme régulier d’une nouveauté par an et, tout doucement, nous approchons de la fin de cet univers… Enfin, il faudra quand même attendre l’album 30 et nous n’en sommes qu’au dix-septième volume ! Une parenthèse sympathique autour d’une série qui nous accompagne depuis longtemps (premier volume en 1998).
Enfin, dernière interview de la journée avec un monsieur que je ne connaissais pas mais qui, par deux fois, m’avait ému profondément. En effet, Benjamin Renner est à la fois le coréalisateur du film d’animation Ernest et Célestine dont j’ai déjà longuement parlé et l’auteur d’un merveilleux ouvrage de bédé, Le grand méchant Renard, aux éditions Delcourt. Nous sommes face un homme qui malgré sa jeunesse a déjà engrangé de l’expérience, du succès et il est resté très accessible. Nous discutons paisiblement, les étudiants interviennent sans appréhension, il se livre, parle de ses différents métiers et de sa dernière histoire…
Son Renard est un personnage qui n’arrive pas à être méchant, qui est trop gentil et son modèle pour la construction du personnage, Benjamin n’est pas allé le chercher trop loin : je suis trop gentil depuis toujours, je n’arrive pas à être méchant, parfois cela pose quelques problèmes…
Alors que la journée a été longue et bien remplie, il reste encore une conférence de presse à aller suivre, celle de Pierre Paquet, éditeur. Je suis d’autant plus intéressé par ce qu’il va dire que je dois en rentrant le soir lire son autobiographie en bande dessinée qui vient de sortir et l’interviewer dès samedi matin…
Je découvre un homme paisible, très accueillant, ayant une perception simple du monde de la bande dessinée et heureux d’être le plus petits des grands éditeurs, à moins qu’il soit le plus grand des petits, peu importe, il est heureux de toute évidence d’être ce qu’il est… C’est du moins l’image qu’il donne ce soir-là ! Je reviendrai sur cet éditeur, sa maison et son travail mais en l’écoutant je découvre que la série d’albums illustrés qui a accompagné un de mes enfants, Victor qui pète, série à l’arrêt depuis la mort de son scénariste Dylan Pelot, va probablement reprendre du service dans les mois qui viennent… Je pense que mon fils sera heureux d’apprendre cela même si, normalement, à vingt ans, on devrait lire des choses plus sérieuses…
Voici donc le moment de clore le récit de ce jeudi 29 janvier 2015, premier jour officiel du festival international de la bande dessinée d’Angoulême…
(A suivre)