A Saint Jean de Luz, il y a quelques jours, eut lieu le traditionnel jugement de San Pantzar – dans certaines régions bourguignonnes on dirait le jugement du roi Carnaval – et certains furent surpris de voir cette marionnette géante en soutane avec des signes caractéristiques rappelant l’évêque de Bayonne. Certains éléments du jugement ne laissèrent aucun doute, on venait de juger l’évêque du lieu pour ses positions assez traditionnelles et la marionnette fut ensuite brûlée en place publique…
Il n’en fallait pas plus pour déclencher un tollé et nous avons alors entendu toutes sortes de remarques : on n’aurait pas pu faire cela avec un rabbin ou un imam, c’est un blasphème, c’est scandaleux de s’en prendre à une personne, c’est normal c’est la tradition du Carnaval, rien de grave il n’y a pas mort d’homme, et je n’oublie pas ceux qui jubilaient de voir l’Eglise en position délicate… Je ne veux pas aujourd’hui entrer dans ce débat, je ne souhaite pas attaquer ou défendre un évêque qui est bien capable de la faire lui-même, mais, puisque certains ont fait appel à la tradition, je vais tenter de donner un éclairage historique sur le Carnaval… c’est bien de saison !
De saison ? Allez savoir ! Le Carnaval est normalement la fête qui donne le signal de l’arrêt de l’alimentation carnée. Jusqu’à la veille de l’entrée dans le Carême – Mercredi des cendres – le chrétien pouvait manger de la viande et pendant les quarante jours du Carême, il devait s’abstenir de cette alimentation… Ce devait être difficile à vivre pour les bouchers et charcutiers des villes et il n’est pas étonnant de voir que dans certaines villes ce sont ces professionnels qui ont été à l’organisation de ces grandes fêtes. C’est, par exemple en 1349, que l’empereur Charles IV octroie aux bouchers de Nuremberg le droit de monter le Carnaval de la ville. Ce sera un des plus gros d’Europe. Dès 1525, en pleine Renaissance, on verra dans ce Carnaval des moqueries ciblées sur l’Eglise, sur les religieux, les moines…Je sais que certains insistent beaucoup sur le fait que le Carnaval prend ses sources dans l’Antiquité, que les masques et déguisements étaient en usage il y a très longtemps… Tout cela est bien vrai et comme à chaque fois dans notre histoire, il y a une situation qui se base sur trois éléments : un besoin de la population, l’appropriation par l’Eglise d’une situation, des sources anciennes qui elles sont intégrées depuis longtemps, plus ou moins d’ailleurs, dans l’inconscient collectif, dans la mémoire populaire…
Le besoin est simple à comprendre, au-delà de la situation des bouchers. Le Carême, quarante jours de privation, d’effort et de jeune, devient de plus en plus sévère. L’Eglise au Moyen-Age est en position de force, elle veut imposer des règles précises. Elle commence avec les ordres religieux puis s’attaque en quelque sorte à tous les chrétiens. On ne doit plus manger de viande durant le Carême en entier sans compter le jeune de certains jours… Tout cela devient dur à vivre et on sent l’envie de faire la fête avant de s’y mettre…
L’Église comprend assez facilement que la société doit avoir une sorte de sas de décompression. Même si elle fut tentée un temps d’interdire ces fêtes qui se sont construites au départ en dehors d’elle, très rapidement elle pense qu’il vaut mieux les organiser, les maitriser, les diriger… Alors que durant le Moyen-Age, l’Église a commencé par tenter d’interdire le Carnaval, très rapidement, devant l’insistance populaire elle va non seulement le tolérer mais en fixer les limites dans le temps : ce sera la période des trois jours gras qui précèdent le Mercredi des cendres. Puis de trois jours, on est passé à une semaine…
Enfin, je parlais des traditions beaucoup plus anciennes. Oui, il est bien vrai que le masque et le costume sont de très anciennes traditions de l’humanité, d’ailleurs souvent teintées de sacré. Le Carnaval a intégré ces aspects là avec deux tendances. Une festive, tout simplement, le costume ouvrant à la fête, à la danse, à la rencontre humaine… Une autre plus symbolique, le costume permettant de bouleverser les rapports sociaux durant l’espace d’une fête… Le moine devient abbé, le sous diacre curé, le paysan noble, l’écuyer chevalier… et même l’homme la femme et la femme l’homme ! Avec bien sûr, un ordre qui se rétablira de lui-même dès la fin du Carnaval !Alors, le temps a passé et chaque région a formalisé plus ou moins ses règles et ses traditions. Certains Carnaval se sont axés sur les costumes, d’autres les marionnettes géantes, certaines villes ont voulu développer les défilés, avec chars, fanfares, fleurs… Mais certaines règles ont été presque constantes et c’est là que je voudrais bien prendre le temps de parler du jugement du roi Carnaval.
Il y a là une sorte de façon de porter un jugement sur les régnants, que ce soit du royaume, de l’Église, de a société. Le système du fou du roi a toujours été un bon système. Il faut que la parole soit libre parfois car si on étouffe les critiques d’une façon trop ferme, le système peut exploser. Quand dans un monastère, le moine critiquait le père abbé durant un Carnaval, cela pouvait améliorer les choses car le père abbé entendait bien où étaient les limites. Ce système est resté…Il m’est arrivé durant les vingt dernières années d’aller bien souvent entendre le jugement du roi Carnaval à Chalon-sur-Saône. C’est l’occasion d’entendre les criques contre le maire en place. C’est bien souvent fait avec humour et bon esprit, mais c’est souvent aussi très ciblé, précis et bien pointé. Les édiles chalonnais, de gauche comme de droite, y sont tous passés, ils étaient là, et même s’ils se sont sentis vexés ne l’ont jamais laissé transparaitre… ce n’était qu’une sorte de jeu était basé sur du ressenti de la population !
Je pense donc que dans un premier temps, c’est ainsi qu’il faut prendre le jugement de Saint Jean de Luz… ne pas donner trop d’importance à cela même si cela donne un ressenti populaire : aujourd’hui, les Français ne souhaitent pas voir les religieux venir leur donner des conseils dans leur vie quotidienne… mais cela nous éloigne de notre Carnaval !
Pour ce qui est donc du Carnaval, il faut bien reconnaitre que les dates ne correspondent plus avec précision aux trois jours gras qui précèdent le Mercredi des cendres. Certes, le Carnaval a lieu entre l’Epiphanie et Pâques, parfois durent les jours gras, parfois à la mi-Carême, histoire de reprendre des forces avant la dernière ligne droite, souvent pendant le Carême lui-même… Dans une société déchristianisée et laïcisée, le Carnaval reste comme une fête, mais on ne sait plus très bien pourquoi…
Il faut bien reconnaitre que le sens donné au Carême a, lui aussi, quelque peu évolué. Ce n’est plus dans la forme de l’effort que réside le plus important, mais dans une démarche du cœur qui ne se mesure pas à la quantité de viande ingurgitée ou pas durant quarante jours. Même si, excusez-moi d’être assez militant dans ce domaine, restreindre notre quantité de viande ne serait pas une mauvaise chose, du moins sous l’angle du développement durable, et je n’en veux pas du tout aux bouchers, bien sûr !
Alors, profitons de ce temps du Carême qui a déjà commencé pour réfléchir à nos vies, nos comportements, nos relations à Dieu (ou pas) et aux autres… et si le Carnaval est une occasion de faire la fête avec les autres pour améliorer notre vie collective, pourquoi pas… A Chalon, c’est maintenant le Carnaval d’où le choix de cette date pour parler de ce thème… Bon carnaval !!!