Métro-poèmes de Marām al- Maṣrī
Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Théâtre et Poésie => Poésie

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Poésie de la sensibilité et de l'empathie
Je suis venu Paris pour la première fois à 16 ans, en 1990, pour un concours. Je n’y connaissais personne et j’étais seul. En prenant pour la première fois le métro parisien pour me rendre à l’hôtel réservé par les organisateurs du concours, je me senti comme happé par les couloirs et la foule pressée, où chacun se frôlait ou se bousculait en s’ignorant, où les regards se croisaient en s’évitant… Je garde un souvenir toujours très vivace de mes impressions du métro. A l’époque, j’étais adolescent et curieux de tout ; je laissais traîner mes regards sur les lieux que je traversais et les gens que je croisais, m’émerveillant et/ou m’interrogeant, et écoutais également – mais discrètement - mes voisins et voisines. Pendant mon bref séjour parisien, je fus aussi frappé par la diversité des hommes et femmes qui se côtoyaient fugacement dans les wagons, chacun dans ses pensées et ses soucis, le nez parfois plongé dans un livre ou magazine (c’était avant les smartphones…), indifférent aux stations qui s’égrenaient et au flux des passagers. Et dans cette multitude anonyme parfois quelqu’un surgissait, quand un visage ou une silhouette accrochait mon regard. Parfois aussi une voix ou une ombre... Le nombre des mendiants qui hantaient les couloirs et les wagons du métro m’avait frappé, suscitant un profond malaise car leur misère, évidente et poignante, ne provoquait le plus souvent qu’un réflexe de rejet ou un silence poli. Leurs mots et leur main tendue restaient le plus souvent sans réponse, comme s’ils n’existaient pas réellement, comme s’ils étaient des fantômes glissant parmi les vivants (et, avec le recul des années, je ne peux que célébrer la justesse de l’image du titre « l’apprenti fantôme » d’Ilarie Voronca, poète roumain exilé en France dans les années 30) ou comme si chaque voyageur était anesthésié, incapable de ressentir la moindre empathie ou de voir au-delà du mur d’indifférence qui l’enferme dans son propre isolement...
Ce recueil d’une poétesse syrienne, émigrée en France depuis de nombreuses années (bien avant le début des printemps arabes et de la guerre civile en Syrie), a ressuscité ce kaléidoscope de sensations.
Ligne 4 – direction Clignancourt : Odeon
Les vêtements gris de chaque jour
ressemblent à des rêves sans couleurs
des histoires d’amour oubliées
et d’autres rêvées
des êtres absents
qui pourtant sont là
Dans le wagon
les corps se rapprochent
mais s’ignorent
Dans le wagon
nous voyageons côte à côte
mais pas ensemble
Dans l’amour
même séparés
les amants sont ensemble.
L’écriture, directe et d’une très grande simplicité, est descriptive de moments, d'anecdotes, de rencontres et de sentiments nourris par les voyages en métro qui construisent le sommaire du livre sous forme d’itinéraires aléatoires, de station en station, sur les lignes du réseau RATP. Curieusement, toutes les lignes sont présentes sauf la 12 (qui est pourtant l’une des lignes les plus empruntées car traversant Paris du nord au sud). Le travail sur la langue poétique se limite aux images, métaphores et comparaisons, qui frappent le lecteur pour évoquer la détresse des mendiants et des exilés, qui vivent mêlés à la foule mais en sont exclus par l’indifférence ordinaire qui nous vide progressivement de notre humanité.
Ligne 4 – direction Clignancourt : Les Halles
Ils sont tombés dans les escaliers
et dans les couloirs
comme sont tombées les feuilles mortes
ou la dernière goutte de cire
de la bougie
Ils dorment avec leur saleté
avec leurs sacs plastiques
avec leurs amies, puces et punaises
Ils dorment comme un bouton de fièvre sur la bouche du métro
ils ne rêvent plus
ils n’attendent plus
parfois ils meurent
sans que leur mort
ne donne la moindre ligne dans les faits divers
Tu passes près d’eux
le pas léger
Tu fais semblant de parler au téléphone
ou tu regardes ailleurs
Comme si tu n’avais pas le temps
de t’arrêter
C’est ainsi…
Paris nous a rendu
le cœur dur.
***
Ligne 11 – direction Mairie des Lilas : République
Sur le grand panneau publicitaire
La photo d’un lit
Et d’une chambre aménagée
Par IKEA
Sous le panneau publicitaire
par terre
est couché
un SDF
Ce spectacle quotidien de la misère et de la solitude, et notre terrible accoutumance qui nous en voile la cruauté, est au cœur du recueil qui offre en partage la souffrance ressentie (et avivée pour l’auteure quand elle croise des migrants syriens chassés par les tourments de la guerre), à laquelle l’auteure refuse de s’habituer même si elle n’y peut pas grand-chose, à part quelques regards ou mots échangés (notamment dans un texte en prose, qui évoque sa rencontre, à Paris Gare du Nord, avec une émigrée algérienne cherchant sa direction dans les couloirs du métro, venue à Paris pour sauver sa vie par l’ablation d’un sein…). Néanmoins, cette poésie, qui témoigne sans pathos, n’est pas misérabiliste. Au contraire, le ton reste toujours sobre et digne, mais aussi imprégné de touches d'espoir. Ainsi, l'auteure se réjouit des visions sur Paris qu’offre le métro aérien mais aussi des rencontres fugaces, qui distillent parfois la joie d'instants et bonheurs ordinaires.
Ligne 10 – direction Boulogne : Duroc
Ils s‘appuient l’un sur l’autre
comme deux cannes
deux chaises aux dossiers arrachés
et aux pieds tordus de rhumatismes
Leur mémoire garde en souvenir
le premier baiser
et leurs yeux ne voient plus
les rides
ni la peau qui se froisse
ni les dents qui jaunissent
En les regardant
on sait qu’ils étaient comme nous
et que nous serons comme eux
peut-être…
Quel miracle
leur union
Ce recueil, à l'écriture très accessible et simple (et que certains jugeront peut-être simpliste), évoque, avec justesse et pudeur, une expérience quotidienne du spectacle de la solitude, de la misère et de l’injustice : il se lit aisément et peut parler à tous, même à des lecteurs adolescents qui y reconnaîtront probablement leurs élans de révolte et refus face à l'injustice. En fait, cette poésie, par moments presque narrative (comme quand elle évoque le vol de son porte-monnaie par un jeune rom, qui finit par le lui rendre), n’appartient pas à ce qu’on appelle la haute poésie, c'est-à-dire qu'elle ne se retourne pas sur le langage pour interroger notre rapport au monde (même si toutefois quelques considérations sur la poésie - ce qu'elle peut et ne peut pas - émaillent le recueil en évoquant) mais il démontre que la sensibilité poétique, nourrie d’empathie et de sentiments humains, peut suffire à toucher le lecteur au cœur et que la poésie peut aussi s’épanouir à fleur de vie, dans les mots simples mais sincères d’une sensibilité ouverte aux autres et au monde.
Les éditions
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Métropoèmes [Texte imprimé] Maram al-Masri préface de Murielle Szac
de Maṣrī, Marām al-
B. Doucey / L'Autre langue
ISBN : 9782362292781 ; 16,00 € ; 05/03/2020 ; 144 p. ; Broché
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