Des yeux de chien bleu
de Gabriel García Márquez

critiqué par Eric Eliès, le 4 avril 2023
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Contes fantastiques, oniriques et morbides
Ce recueil rassemble des nouvelles de jeunesse de Garcia Marquez qui révèlent l’extraordinaire maîtrise d’un écrivain qui, dès ses premiers textes (Garcia Marquez étant né en 1927, la première nouvelle date de 1947 et la dernière de 1955), avait déjà trouvé sa voix et (c'est évident dans les nouvelles datées à partir de 1950) presque atteint la plénitude de son style. Plusieurs nouvelles contiennent des éléments (le village de Macondo, les hommes aux yeux crevés par les butors, etc.) qui seront repris plus tard dans les grands romans de la maturité, dont « Cent ans de solitude », qui vaudront à Garcia Marquez une renommée mondiale et le prix Nobel. Mais ce qui impressionne le plus le lecteur est la fascination du jeune Garcia Marquez pour la mort, le rêve et les relations mystérieuses entre l’esprit et le corps, piège charnel dont l’âme semble prisonnière. Avec un ton d’inquiétante étrangeté qui assume d’aller jusqu’au fantastique, les nouvelles sont emplies de jeux de miroirs, d’interrogations sur le double et la gémellité, sur l’hérédité, sur la déliquescence du corps et la putréfaction, sur ce qui meurt et sur ce qui survit. L’écriture est extrêmement travaillée et très minutieuse dans l’expression du ressenti de l’imminence de la mort ou des expériences de dédoublement ; elle est plus sérieuse, voire austère, que dans ses romans où Garcia Marquez se montre volontiers exubérant, voire truculents, et les lecteurs familiers de Garcia Marquez en seront peut-être décontenancés comme je le fus par les premiers textes, mais il faut faire l’effort de poursuivre la lecture, qui contient des textes énigmatiques dont certains, comme celui qui donne son titre au recueil, sont d’extraordinaires chefs d’oeuvre de la littérature fantastique, ouvrant des portes sur les labyrinthes de la condition humaine et de notre solitude dans les limbes du temps et de l’espace. Je présente ci-dessous les onze nouvelles, en essayant de ne pas trop en dire mais néanmoins assez pour faire ressentir l'ambiance d'inquiétante étrangeté qui imprègne le recueil :

- La troisième résignation (1947) : l’âme d’un enfant mort demeure pendant des années dans la maison familiale, rôdant autour de son corps exposé dans un cercueil et maintenu en état de conservation biologique comme s’il était vivant, puis observe un jour avec angoisse ses parents préparer son inhumation. Cette nouvelle, qui évoque les interrogations d'une âme errant autour de son corps, m’a rappelé une nouvelle d’Horacio Quiroga, écrivant uruguayen du début du 20ème siècle, (dans le recueil Au-delà), et il est possible que Garcia Marquez, alors âgé d’une vingtaine d’années à peine, s’en soit inspiré.

- La mort jumelle (1948) : un homme, dont le frère jumeau vient tout juste de mourir de la gangrène dans d’atroces souffrances, fait un cauchemar puis perçoit, dans chaque bruit et chaque odeur, la présence de la mort qui va l'emporter à son tour.

- Eve à l’intérieur de son chat (1948) : une femme, qui ressent sa beauté comme une malédiction, se sent mourir et erre dans sa maison à la recherche un corps pour réincarner son âme, sans conscience que l’écoulement des années a tout transformé autour d'elle…

- La douleur des trois somnambules (1949) : trois hommes veillent leur mère très âgée et s’habituent, entre tristesse et indifférence, à l’effacement de sa présence, comme un engloutissement dans la mort…

- Dialogue dans le miroir (1949) : un homme s'apprête à partir au bureau et, tandis qu’il se rase en veillant à se dépêcher pour ne pas se mettre en retard, éprouve le sentiment que le miroir abrite un double autonome de lui-même, qui l'imite et l'affronte. Cette nouvelle m'a un peu fait songer à la seconde nouvelle du recueil, "La mort jumelle", où le narrateur se rase en ayant le sentiment de préparer sa propre toilette mortuaire.

- Des yeux de chien bleu (1950) : un homme et une femme, qui ne se connaissent pas, font un rêve récurrent où ils se rencontrent dans une chambre d’hôtel et désespèrent de ne parvenir à se retrouver dans le monde réel. Le texte mêle merveilleusement fantastique, onirisme et réflexions sur l'amour et la mémoire.

- La femme qui venait à six heures (1950): une prostituée, qui vient de tuer un client car elle a lu dans son regard le mépris qu'elle lui inspirait, demande un service au patron d’un bar-restaurant qui est secrètement amoureux d’elle. Tandis que toutes les nouvelles étaient descriptives ou riches de monologues intérieurs, cette nouvelle se caractérise par la densité humaine et la subtilité des dialogues, qui pourraient aisément être adaptés au théâtre.

- Nabo, le noir qui a fait attendre les anges (1951) : un palefrenier noir, être simple et fou de musique et seul capable d’entrer en dialogue avec l'enfant autiste de ses maîtres, reste pendant des années entre la vie et la mort après avoir été frappé à la tête par le sabot d’un cheval puis reçoit d’étranges visites…

- L’inconnu qui déplaçait les roses (1952) : un esprit veut déposer sur la tombe où gît son corps d’enfant un bouquet de roses choisies parmi celles vendues par une vieille femme, qui fut autrefois son camarade de jeu et l'accompagnait lors de son accident fatal…

- La nuit des butors (1953) : les étranges dialogues et pensées de trois hommes rendus aveugles par des oiseaux qui leur ont crevé les yeux ; cette nouvelle a le ton étrange et halluciné d’un récit en rêve et fut repris dans « Cent ans de solitude » (je suis tombé sur l'épisode presque par hasard en parcourant rapidement le livre, à la recherche d’Isabel après avoir lu la dernière nouvelle, qui se déroule à Macondo)

- Monologue d’Isabel regardant tomber la pluie sur Macondo (1955) : après plusieurs mois de chaleur torride, une pluie diluvienne tombe pendant des jours sur Macondo, qui emporte les hommes et les bêtes, puis dissout l’espace et le temps…